Félinoscopie.

 

Sur l’un des quelques continents de la Terre enfin formés, ils allaient et venaient, très affairés, parlant tous d’une catastrophe imminente.

-          Maman Diplo ! Maman Diplo ! faisaient quelques petits en regardant de tous côtés, sans comprendre. Mais où est maman ?

-          Et mon Tyranneau, où est-il ? faisait une autre maman, plus inquiète pour son fils, que pour l’avenir de la Terre. Mon Tyranneau !

Elle le cherchait partout, se cognait à d’immenses herbivores qu’elle ne pensait plus à chasser, si ce n’est de son champ de vision. Le sol tremblait sous les pattes des immenses animaux, et, partout, on entendait de grands cris, sans doute pour rassembler mères et enfants.

Les mâles restaient entre eux à discourir, se demandant ce qu’étaient ces gros cailloux dans le ciel qui les menaçaient depuis plusieurs jours. Tous étaient fébriles, sentant leur fin proche.

-          Décidons-nous, nom d’une pipe ! fit enfin l’un des mâles. Ces secrets que nous avons, il faut les transmettre, et au plus vite !

-          Pardon, tu as raison, Stégo, lui dit un congénère vélociraptor. Allons tous prévenir nos enfants !

-          Mais non, bande d’andouilles ! lança un ancêtre de singes qui restait là pour tâcher de conseiller ses antiques camarades, mais le vélociraptor était déjà parti vers son foyer, soulevant un nuage de poussière.

-          Ça, c’est tout Vélo ! fit Stégo avec une sorte de petit rire. Que veux-tu dire, Sim ? demanda-t-il au mammifère.

-          L’avenir appartient aux mammifères, fit Sim, un doigt en l’air. A nous autres. C’est donc  aux mammifères que vous devez transmettre vos secrets. Moi, je les connais, mais il  ne faudra pas qu’ils se perdent. Il en va de l’avenir de l’humanité !

-          L’humanité, késaco ?

-          Eh bien, euh… en fait, je ne sais pas. Un certain type de mammifère, c’est tout ce que je peux dire.

-          Je ne sais pas si tu as bien digéré nos secrets, fit remarquer Tricé. Qu’en pensez-vous, vous autres ? 

-          Il faut faire acte de pédagogie, décréta Brachio. Et vite !

Et tous regardèrent le ciel, où se croisaient des débris de planétoïdes et d’énormes nuages gris, presque noirs, comme si  un orage allait éclater.

-          Brachio, rafraîchis la mémoire de Sim, nous, les herbivores, on va chercher les mammifères ! lança Stégo.

-          Moi, je vais d’abord expliquer à mon petit dernier, le rachitique à une seule corne… Qui sait, peut-être sera-t-il épargné ?! fit Tricé, un peu triste. Après, j’espère que j’aurai le temps de chercher des petits mammifères… Nous, nous sommes trop gros pour cette planète.

Un silence accueillit le départ, à pas lents, du tricératops, puis tous se regardèrent.

-          Il serait sage d’en faire autant, dit Stégo.

-          Méfiez-vous du téléphone arabe ! lança Sim, et il voulut s’en aller.

-          Quoi donc ? Tu en sais plus que ce que tu veux bien dire ! réagit Brachio, le retenant d’une patte de fer.

-          Non, c’est une intuition, se défendit Sim. Je sais qu’il y aura une humanité, mais Dieu sait quand… Ma race le sait, tout simplement parce qu’ils descendront de nous…

L’ancêtre-singe avait vraiment l’air sincère, et on le laissa aller.

-          Il en sait, des choses, fit Stégo.

-          Mais nous ne savons pas ce qu’il se passe dans le ciel, remarqua Brachio. Je n’y comprends rien, mais… euh…

-          Oh, on vit, on meurt, mais d’une façon ou d’une autre, nous reviendrons… seulement je ne sais pas quand. Et peut-être que personne ne le sait, fit un diplodocus qui arrivait placidement. Mais  ce n’est qu’une partie de nos secrets… Comment les maintenir vivants ?

-          Sim est déjà parti. Mais il fait des prédictions auxquelles nous ne comprenons rien, lui répondit Brachio tout marri. Mais puisque tu es là, nous te prévenons : si tu vois un petit mammifère, dis-lui nos secrets, et qu’il s’en souvienne pour dans quelques millions d’années…

-          Et nous devons la jouer collectif, rappela Stégo. Et faire vite, aussi. Regarde le ciel !

Diplo ne répondit rien, et mit son long cou à la verticale pour essayer de distinguer quelque chose là-haut. Mais il ne vit rien de plus que les autres, se détendit le cou et secoua la tête, tout désolé.

-          Nous avons un trop petit cerveau, reprit Stégo.

-          Sim dirait que ceux qui viennent après nous devraient avoir un cerveau plus gros que le  nôtre…soupira Brachio.

-          En tout cas, c’est logique. Allez savoir ce qu’ils vont inventer… fit Diplo. Nous, nous n’avons pas de … l’im… euh… Leurs concepts m’échappent encore. Nous n’avons rien inventé, nous avons fait du neuf avec du vieux. Mais ce n’est pas pour ça que je venais par ici… Où sont ma compagne et nos enfants ?

-           C’est quoi, la logique ? demanda Brachio, qui de surcroît était un vieux célibataire.

Les deux autres auraient ri s’ils avaient su.

-          Un truc qu’on utilise sans savoir ce que c’est. Moi, ce n’est pas tout ça, mais je dois trouver des végétaux, mes enfants sont tout petits…

-          Excuse-nous, fit Stégo. Mais je croîs qu’on va tous y passer, y compris nos plus jeunes…

-          Oui, si tu vois des petits mammifères, parle, parle, parle, qu’on ne nous oublie pas, nous et nos secrets ! Si tu avais vu Tricé, il nous faisait de la peine… Son pauvre fils, avec son unique corne !

-          Vous parlez, mais vous n’agissez pas beaucoup… leur fit remarquer Diplo. Vous ne sentez pas cette odeur ?

-          Quoi donc ?

Les trois dinosaures se regardèrent, et Brachio et Stégo humèrent l’air.

-          Je dirais que ça sent le roussi pour nos fesses, déclara Brachio. Tu as raison, on file tous prévenir les petits mammifères !

Et ils se dispersèrent.

Tricé, quant à lui, se sentait le cœur lourd, triste, et il retrouva bien vite sa petite famille, qui lui demanda des nouvelles de leur conseil avec Sim. Il leur fit un rapport circonstancié, et regarda le dernier éclos, tout petit avec une seule corne, encore molle qui plus est.

-          Qu’est-ce qu’on fait ? demanda maman Tricé.

-          On prévient les petits mammifères. Je vais vous rappeler nos secrets. Venez là, les enfants.

Tous se regroupèrent, il y eut un conciliabule, puis Tricé s’endormit. Il ne verrait pas la catastrophe finale.

Elle advint quelques temps plus tard, mais tous les dinosaures, dans leur cerveau reptilien, s’y attendaient, d’où leur fébrilité. Le vieux Tricé ayant disparu, tout comme déjà tant d’autres de ses congénères, leur cercle se resserra. Le ciel était de plus en plus menaçant, et trois jours avant, les dinosaures se surent condamnés. Les autres animaux, quant à eux, ne ressentaient pas la peur, en plus les carnivores avaient même peur d’abîmer ceux qui resteraient. Sim le comprit très vite et avait, lui aussi, prévenu les mammifères en leur parlant des secrets de ceux qu’il considérait déjà comme morts. « Ainsi va la vie », se disait-il, pensant à sa postérité.

Trois jours plus tard, donc, une énorme météorite franchit le mur du son dans un grand « bang ! » qui se répercuta de tous côtés, et toute la gent animale courut se mettre à l’abri, sans exception, même les tyrannosaures, qui aimaient crâner. Le dernier petit tricératops, avec son unique corne, n’arrivait pas à se réfugier vers sa mère, si rachitique était-il. La déflagration dans le ciel était telle, que beaucoup en eurent les tympans crevés. Puis les dinosaures, les uns après les autres, entrèrent en agonie, intoxiqués, les membres en compote, voire carrément brisés. Le petit tricératops vit mourir sa mère et ses frères et sœurs. Lui seul résistait, mais il sentait bien que cela n’allait pas durer longtemps. Les ancêtres des écureuils et ceux des mulots vinrent le veiller, ainsi qu’un ancêtre des fauves, déjà d’une belle taille.

-          Les amis… je vais y passer aussi… haleta le petit tricératops.

-          Non… on fera de toi une licorne, déclara un « mulot ». N’est-ce pas, les amis ?

-          Et ce sera beaucoup plus beau qu’avec trois cornes, pépia un « écureuil ».

-          Vous ne comprenez pas… je suis le dernier. Je le sais, je le sens. Approchez, vite, que je vous livre mes secrets. Je ne serai qu’un animal mythique.

-          Nous t’écoutons, déclara le futur fauve en s’asseyant sur son postérieur et en enroulant sa queue autour de lui.

L’animal en imposait déjà, et tous se turent pour écouter le dernier dinosaure. Il s’expliqua, toussant un peu au début, et à la fin, sa toux s’aggrava. Mais les autres animaux avaient entendu les secrets des dinosaures, et le petit tricératops émit son dernier soupir.

 

Longtemps, très longtemps après cet événement, un chat sortit en courant du Führerbunker, à Berlin, heureux de revoir la lumière après avoir erré dans le bunker. Hitler venait de se suicider, et la petite bête le savait. Il profitait donc qu’on ne prêtait pas attention à lui, dans la confusion ambiante. Et, dans son langage que plus aucun autre animal ne connaissait, et surtout pas ces andouilles d’hommes, il claironna :

-          Ça y est ! C’est la fin du monde ! A nous !

Mais rien ne répondit, pas même ses semblables.

-          Eh bien, il n’y a personne, par ici ?!

Quelque peu défrisé, le chat se mit à aller par les rues de Berlin, où pas grand-monde n’osait se réjouir, par ignorance de la fin imminente de la guerre. La ville était grise, comme le chat, d’ailleurs, mis à part une tache blanche sur le museau. Tout était à reconstruire, mais cela ne faisait pas peur à la petite bête. Ses pas finirent par le mener à la gare, où il alla se restaurer, un peu de lait, deux souris qui eurent le malheur de croiser sa route. Puis le chat fit une petite toilette, piqua un roupillon dans un coin, mais pas longtemps, à cause de l’arrivée d’un train. Curieux, il y grimpa. C’était un train de marchandises, et il n’eut aucun mal à  trouver un endroit confortable où dormir, à l’abri des regards.

C’est ainsi qu’il se retrouva à Paris, le terminus de ce train. Il repensait à des secrets immémoriaux, à ses ancêtres mammifères, et cela l’avait tarabusté durant son sommeil. A  la gare de l’Est, il alla droit au hall, pour le trouver dévasté.

-          Oh oui, c’est bien la fin du monde, alors, conclut-il. Et si c’était nous, les chats, les mammifères qui survivrons aux hommes ?  Qu’avaient-ils dit, ces anciens, des quadrupèdes ? En tout cas, les bipèdes étaient prévus…

Le chat soupira, et sortit de la gare à pas lents. Paris était tout aussi dévastée que Berlin, aussi y avait-il un air de déjà-vu, pour lui. La première journée du chat en France fut tranquille, peu de trafic, des ombres furtives en guise d’hommes et de femmes. On le regardait à peine, il but de l’eau de pluie et trouva encore des souris, occit également quelques rats faméliques. Il erra longtemps ainsi à Paris, vit la vie reprendre ses droits. Il devint un véritable chat parisien, connu de tous. Certains voulurent le domestiquer, mais ce fut sans succès. A chaque fois, il s’échappait, préférant avoir affaire à ses congénères, des animaux, plutôt qu’aux hommes, avec qui il ne parvenait pas à communiquer. A vrai dire, il se sentait investi d’une mission vis-à-vis de l’humanité, mais ne comprenait pas bien de quels secrets il était dépositaire.

Quelques années passèrent et, après une énième intervention humaine dans sa vie, il se trouva du côté de Meudon, au début des années cinquante. Et un jour, il avisa une maison où se tenait un maître-chat, tigré, qui lui fit un signe de la patte.

-          Oh là, camarade ! lança ce chat, s’approchant de la limite du jardin de sa maison. Nous ne nous connaissons pas…

-          Je suis arrivé d’une ville allemande, il y a longtemps. Je viens d’échapper aux hommes qui veulent me confisquer ma liberté.

-          Un chat est toujours libre, déclara l’autre. Mais tu m’intéresses… Moi aussi, j’ai été en Allemagne, et puis mes maîtres sont retournés ici…

-          Moi, j’ai vu un petit moustachu qui s’est tué, je ne sais pas pourquoi… Les humains sont incompréhensibles. Jamais un de nos semblables ne ferait cela.

-          C’est vrai. Nous savons plus de choses qu’eux, de toute façon. Je m’appelle Bébert, et toi ?

-          Je ne sais pas. Chat, je dirais. Comment se fait-il que tu aies un nom ?

-          Ce sont les humains, qui nous nomment.

-          Donc tu as sacrifié ta liberté.

-          Non, je préfère me faire servir ma pâtée, c’est moins fatigant. Mais pour le reste, je suis libre. Je suis un chat d’écrivain.

-          Je ne suis qu’un vulgaire chat des rues…

Bébert toisa son camarade, hocha la tête.

-          Tu es plus fin que moi.

-          Tu serais capable de sauter dans la rue ?

Bébert eut un soupir gêné.

-          Il n’est pas cap’ !! Les voilà, les chats d’humains !!

-          Sans rancune. Je suis vieux, tu dois me respecter.

-          Oh, bon… De toute façon, j’aurais une question à te poser, à laquelle aucun animal ne m’a jamais répondu.

-          Ah ? Je t’écoute.  Mais entre donc, toi qui te targues d’être aussi svelte…

De fait, Chat se retrouva aisément dans le jardin de Bébert, et posa sa question.

-          Connais-tu les secrets d’énormes bêtes qui  ont vécu il y a très, très, très longtemps ? J’en ai des rêves, mais je n’y comprends pas grand-chose. Et tu as l’air de dire que tu en sais plus que moi… Quand ce petit moustachu s’est tué, j’ai cru que c’était la fin du monde des hommes, et puis non…

Bébert se racla la gorge, encore gêné, tout en enroulant sa queue autour de son corps.

-          Euh… hem ! Notre heure n’est pas encore venue, si tant est que ce soit la nôtre.

-          Je ne comprends pas.

-          Je connais ces secrets. Mais les hommes ne sont pas prêts. Il y a encore des antisémites comme ce moustachu. Et mon… mon esclave en est un aussi.

-          Oh non !

Chat était dépité.

-          Mais comment les bipèdes vont-ils s’en sortir, alors ? demanda-t-il encore.

-          Ils feront ce qu’ils savent bien faire : les andouilles. Quand je vois mon esclave, je me dis qu’il y a encore du chemin à faire… et de toute façon, nous ne sommes pas pressés. Pense à nos générations suivantes.

-          Alors il faut communiquer, comprit Chat.

-          Exactement. Tous les mammifères.

-          Pas seulement les quadrupèdes ?

-          Les mammifères. Nous non plus, nous ne savons pas de quoi l’univers sera fait demain. Nous autres chats avons la patience. Veux-tu piquer un roupillon ici ?

Chat réfléchit.

-          Je te remercie. Tu vas me rappeler ces secrets, alors. Et je les communiquerai mieux.

-          L’ère à venir est la fin d’UN monde, Chat. Mais je vais t’aider.

Et les deux petits félins s’installèrent dans un coin du jardin, échangèrent puis firent une sieste. Puis le chat repartit par les chemins.

Il croisa encore quelques chattes à son goût, leur fit quelques chatons, puis rencontra une jeune chatte avec qui il eut envie de rester, mais dans la rue. Ils eurent une portée de cinq chatons mais, à peine ceux-ci sevrés, la mère disparut, empoisonnée par un garnement. Alors le chat resta avec sa dernière portée, et leur enseigna les secrets des dinosaures, tels qu’expliqués par Bébert. Au cours de son long périple, il l’avait raconté aux hérissons, aux écureuils, n’omettant aucun des animaux qu’il avait croisés. A la fin de sa vie, il était heureux : les hommes n’étaient pas devenus plus raisonnables, mais il espérait voir bientôt arriver une nouvelle ère, plus juste, celle de la paix.

 

Mais cette paix n’arriva jamais, en tout cas pour les hommes. La guerre était souvent larvée, et de surcroît, au début du siècle suivant, des hommes en tuèrent d’autres en masse, simplement au nom d’une idéologie mortifère, voulant à tout prix tuer, ou convertir les « infidèles ». Faute de politiques réellement efficaces, cela perdura pendant plusieurs siècles, voire deux millénaires. Les hommes étaient encore si occupés à se faire la guerre, qu’ils ne remarquèrent pas le ciel s’assombrir… Ils avaient bien eu quelques alertes, mais n’avaient jamais su comment agir de façon appropriée, si bien que l’humanité avait régressé. Les dirigeants, politiques comme religieux, n’avaient pas pu faire ce qu’ils étaient censés accomplir. En outre, les hommes n’avaient jamais compris le langage des animaux, aussi ne savaient-ils rien des secrets des dinosaures, alors que, plus de deux mille ans auparavant, ils en avaient découvert des squelettes et reconstitué leur histoire. Leurs animaux de compagnie leur en auraient ri au nez, s’ils l’avaient pu. Le réchauffement climatique avait eu lieu, refoulant les hommes plus vers l’intérieur des continents qui restaient et, sous le soleil torride, même les vignobles scandinaves donnaient des breuvages titrant facilement jusqu’à quatorze degrés d’alcool. Autant dire que l’humanité était souvent ivre… et les comètes, les météorites, tous les objets célestes leur étaient de ce fait aussi familiers que les éléphants roses. Aussi, quand une météorite s’abattit sur ce qu’il restait de l’Europe, l’humanité s’aperçut à peine de sa disparition soudaine, à l’échelle de toute la Terre.

-          Mais quelles andouilles, ces hommes ! conclut un tigre qui était sagement resté du bon côté de la Méditerranée.

-          Ils ne nous laisseront pas un souvenir impérissable, déclara un crocodile qui prenait le soleil non loin  du fleuve où le tigre en question venait de boire.

-          Je propose de tout recommencer du début, fit une petite voix, et tous les animaux alentour dressèrent l’oreille.

-          Qui a parlé ?

Un chaton apparut à travers les roseaux et les papyrus.

-          Souvenez-vous, dit –il, les hommes antiques nous révéraient, sous ces latitudes.

En réalité, l’arrivant, même paraissant jeune, avait eu une évolution qui avait eu pour effet que les individus de son espèce étaient un peu plus grands, plus forts que par le passé.

-          C’est vrai, fit le tigre. Mais moi, mes souvenirs remontent  à encore plus haut…

Tous le regardèrent, les crocodiles, les ibis, les renards, la compagne du tigre et le chaton. Un crocodile bailla :

-          A quoi penses-tu, Tigre ?

-          A nos lointains ancêtres… Les tiens aussi, Croco. Tu es un véritable descendant des dinosaures, toi.

-          Il a raison, tu l’as oublié ? susurra la femelle à son crocodile.

-          Non, comment veux-tu, ma douce ? Mais je n’aurai plus d’homme sous la patte pour te faire des cadeaux avec leurs peaux, comme ils l’ont fait avec nous… répondit celui-ci tout en se glissant dans l’eau.

-          Paix, paix ! reprit le chaton. De toute façon, il n’y a plus que nous.

-          Il ne faut pas qu’une espèce refasse les bêtises des hommes, dit doucement la tigresse. Nous pouvons reprendre le pouvoir, tous.

-          Je suis prêt, déclara le chaton. Au nom de mes ancêtres, que les habitants d’ici avaient vénéré. Et vous ?

-          Pourquoi une espèce ? Si  ma compagne et moi sommes les descendants directs des dinosaures… Je crois que vous avez oublié l’un de leurs secrets.

-          Il s’agit de quadrupèdes, dit un renard qui voulait faire le malin.

-          J’ai quatre pattes, rétorqua le crocodile, et je peux ne faire qu’une bouchée de toi, Renard.

-          Paix, paix ! fit encore le chaton. Je te trouve bien agressif, Croco.

Le reptile s’enfonça encore un peu plus dans le fleuve, le long de la rive, et l’on n’apercevait plus que le haut de sa tête, avec ses yeux.

-          Ce chat a raison, fit le tigre. Mais il faut s’entendre sur ces secrets immémoriaux.

Tous acquiescèrent, et ce fut la tigresse qui parla, montrant une première griffe.

-          Un : il était prévu que l’humanité s’éteigne. Et c’est bien pour ça que nous ne sommes pas étonnés, n’est-ce pas tout le monde ?

De nouveau, l’acquiescement des autres, et elle reprit, montrant une deuxième griffe :

-          Deux : nous n’en savons rien de précis, si ce n’est que ce  sera un nouveau mammifère qui prendra la place des hommes. J’ai bien dit « mammifère », Croco. Tu es donc hors-jeu pour le moment.

-          Pour le moment ? releva sa femelle.

-          Oui, parce que, trois : les dinosaures reviendront. Et il y a fort à parier que ce sera par vous. Me suis-je bien expliquée, mon chéri ?

-          Oui, tout à fait, ronronna l’interpellé.

Le crocodile réapparut.

-          Je te remercie, Tigresse. Et je m’excuse, Renard.

-          On vous apprivoisera… On s’y connaît un peu, pour ça, fit le malin animal.

-          Et nous vivrons tous en bonne intelligence, déclara le chaton. Nous, les chats, nous sommes éminemment pacifistes. J’ai un ancêtre qui a cru côtoyer la fin du monde, mais c’était juste une andouille qui  a mis au moins l’Europe à feu et à sang en son temps. Maintenant, la question est réglée : sauf quelques îles, ce continent n’existe plus…

-          L’intelligence n’a servi à rien, observa la tigresse. Si c’est pour s’entretuer…

-          Et nous ne le ferons pas. Nous allons tous vivre en bonne entente, et nous verrons bien ce qu’il adviendra du monde, proclama son compagnon, très sûr de lui, tout en s’enroulant dans sa queue.

-          Et je t’y aiderai, Tigre, dit le chaton.

-          J’accepte. Tu es plus petit, et plus malin que nous…

-          Mais alors, c’est le règne des félins ! comprit un renard, quelque peu dépité.

-          Et alors ? Même si c’est le cas, chacun trouvera sa place dans notre société, lui répondit le chaton. Nous sommes tous à égalité, ne l’oublions pas.

Le couple de tigres remercia le chaton qui parlait si bien, qui était si diplomate. Et il en fut ainsi… La seule chose qui n’était pas prévue fut que les dinosaures réapparurent effectivement, mais sur une autre planète, moins proche du Soleil, qui avait alors englouti Mercure et Vénus. Et, sur  Jupiter la surdimensionnée, la faune fut à la hauteur de l’astre… où jamais, jamais un pied d’homme n’apparut.

 

© Claire M, 2021