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l'imagination au pouvoir
26 février 2023

Eclats

Berceuse bretonne.

 

-          Viviane, tu veux bien me passer le dossier N2152130, de monsieur Lepetit, s’il te plaît ?

-          Ah, aujourd’hui je suis visible, en conclut Viviane en son for intérieur, et elle se leva de son bureau. Oui, répondit-elle.

-          Tu sais où il est ?

-          Oui, bien sûr, je l’ai rangé ce matin, répondit encore Viviane. Le sinistre n’est pas réglé ?

-          Oh, juste un détail à vérifier…

-          Sale histoire, ce cambriolage. Quand je pense que je vis dans le même quartier que ce monsieur… fit la troisième secrétaire.

Toutes trois se regardèrent, baissèrent les yeux. Viviane aurait voulut réellement faire comprendre à sa collègue et à sa supérieure que le fait que le voleur soit turc ne changeait rien, que c’était un homme comme les autres, que les Français n’étaient pas plus malins. D’ailleurs, il avait été cueilli par la police en trimballant un ordinateur de manière suspecte. Elle trouva le dossier, et le tendit à sa supérieure, qui la remercia. Puis elle retourna à son poste, car elle avait du travail avec de nouveaux dossiers. Toutes ces données à saisir…

Vers la fin de la journée, le patron fit le tour des bureaux, comme à son habitude, distribuant, selon les cas, remerciements ou remarques acides. Il vit à peine Viviane, comme souvent, ou évitait-il son regard ? Elle ne le savait pas, et eut un soupir de soulagement quand il sortit de leur bureau.

Sur le chemin du retour, elle mit de la musique un peu joyeuse, mais n’avait guère envie de chanter, alors qu’en voiture, elle aimait cela, et pas seulement pour décompresser. Cela lui évitait de trop penser, car elle ressassait beaucoup sa vie, ce qui la déprimait, tant elle la jugeait négative. Viviane s’estimait heureuse d’avoir une bonne place, mais à part ça, sa vie lui semblait vide de sens. Observer ses poissons l’apaisait, et une fois chez elle, elle s’abîma dans cette contemplation. Glaucus, le plus gros, un poisson aux écailles argentées, se mit à la regarder avec ses grands yeux, tandis que Nérée se cachait dans un bouquet d’algues. Ce dernier faisait rire sa maîtresse, en plus il avait des couleurs chatoyantes, était vraiment joli. Même si Viviane ne pouvait pas tellement les toucher, c’était comme un véritable échange. Elle-même n’était pas obligée de leur parler, mais comme elle n’avait qu’eux, cela lui arrivait tout de même régulièrement. Avec Glaucus et Nérée, ou bien toute seule. Mais surtout, Viviane chantait. Très souvent. Les coups de cafard étaient nombreux, mais elle se remettait ainsi, en écoutant et en chantant, en espagnol, en portugais ou en italien. Les cultures latines la faisaient fantasmer. A vrai dire, malgré son nom bien français, elle-même pouvait passer pour une méridionale, étant petite, et noire de cheveux comme d’yeux. Elle avait aimé en jouer, par le passé, mais avec sa hanche de travers, personne ne s’était jamais senti attiré, ou c’était du moins son impression. On s’était toujours moqué de sa démarche, alors qu’elle ne pouvait rien y faire. Gênée pour faire du sport du fait de cette hanche, elle était devenue ronde. Joliment ronde, mais…

-          Glaucus ! Nérée ! Aidez-moi…

Nérée sortit de son bouquet d’algues, faisant scintiller son corps, et Viviane l’admira, ce qui lui fit du bien.

-          Que tu es beau, Nérée ! Mes petits dieux…

Viviane regrettait quelquefois de préférer les poissons aux chats, ces derniers étant facilement caressables, et si doux ! Elle soupira, pensa à sa meilleure amie, morte deux ans plus tôt dans un accident horrible, à l’âge de quarante-sept ans seulement, et qui lui manquait tant ! Leurs longues conversations, sa chaleur lui manquait. Alors Viviane se leva, pour se préparer une boisson chaude, et ainsi se reprendre. Elle ne pouvait plus appeler son père, à cause d’un Alzheimer avancé, car il ne la reconnaissait pas, pas plus que ses frères, tous deux plus âgés qu’elle. Leur mère était morte quelques années auparavant, et elle était si douce, Viviane s’était toujours sentie en sécurité, dans ses bras. La perdre avait été terrible, pour elle qui était restée célibataire toute sa vie.

Tout en buvant son lait au miel, ses pensées se mirent de nouveau en branle.

-          Comment vas-tu aujourd’hui, ma Viviane ?

Elle n’y prenait plus garde, répondit dans ce dialogue étrange :

-          Comme d’habitude. Je pense à ceux que j’ai perdus, et qui me manquent… Mais tu es là…

-          Oui, je suis là.

-          Si seulement tu pouvais te matérialiser, et me prendre dans tes bras, Salvatore...

Viviane imaginait même son accent italien, léger, chantant.

-          J’aimerais bien… mais ce n’est pas possible. Je ne suis que le fruit de tes pensées…

Elle soupira.

-          Je t’aime, Salvatore, ti voglio bene…

-          Tu ne vas pas bien.

-          Bof... Mon patron me met mal à l’aise, mais ce n’est pas nouveau.

-          Tu crois qu’à cinquante ans, tu pourrais encore devenir chanteuse ?

-          J’aurais voulu être comme Agnès Jaoui… mais elle est plus belle que moi, et il y a une chose que je ne peux pas faire, c’est actrice…

-          A cause de ta hanche ?

-          Oui.

-          Mais Agnès Jaoui chante, signe des scenarii, et réalise des films, aussi…  Tu n’as peut-être pas fait les bonnes études.

-          Va-t-en, Salvatore.

-          Ti voglio bene…

-          Va-t-en, répéta Viviane, des larmes dans les yeux, et elle termina sa tasse.

Mais en se couchant ce soir-là, elle pleura pour de bon… Ce qu’elle s’interdisait de faire au travail, ou en public. Seuls Glaucus et Nérée pouvaient être témoins de ses larmes. Mais des poissons ne pouvaient rien y faire… Viviane avait peur de devenir visible en de tels moments. Elle voulait se montrer sous son meilleur jour, mais elle avait surtout la sensation d’être une extraterrestre. Faire des études universitaires, pour se retrouver à un poste d’obscure secrétaire ?

Le lendemain matin, elle avait l’impression d’être un zombie, ayant pleuré une partie de la nuit. Elle se maquilla un peu plus, sachant que de toute façon, son patron y serait insensible, et que ses collègues n’y prêtaient pas attention. Mais ce matin-là, à son arrivée, le patron leva le nez sur elle.

-          Bonjour Carabosse ! Prête à travailler ?

Viviane se retint de lui dire qu’elle lui ficherait bien son balai quelque part, et baissa les yeux. Elle se contenta d’un « hum hum », et alla droit à son poste, derrière son ordinateur, d’où on ne la verrait plus. Et toute la journée, elle resta stoïque. A la pause de midi, elle resta avec ses pensées, c’est-à-dire avec Salvatore, dans un coin de la compagnie, faisant tout pour ne pas pleurer. Elle ne craqua qu’une fois rentrée chez elle. Heureusement, encore, que son patron n’en avait pas rajouté  au moment de faire son tour habituel des bureaux à la fin de la journée.

Le jour suivant, cela commença mal, bien que Viviane ait bien mieux dormi : la batterie de sa voiture était à plat, et elle ne voulait pas arriver en retard à son travail, se disant que ce serait mal vu. Elle prit donc les transports en commun, mais fut à son poste avec un quart d’heure de retard. Quand son patron la rabroua, elle le traita de Séraphin Lampion en essayant de plaisanter.

-          Ce personnage est moins bête qu’on ne le pense, dit alors le patron.

-          Peut-être, mais quel sans-gêne ! Et j’aime la réaction du capitaine, à lui parler d’assurance anti-casse-pieds…

Le patron éclata de rire.

-          L’avenir des assurances est dans tous les sans-gêne ! fit-il. Et merci de m’avoir déridé… Je préfère ça, que de vous voir lire vos livres dont je ne connais même pas les auteurs…

Viviane haussa les épaules.

-          Nous ne sommes pas du même monde, monsieur Demors.

-          C’est bien possible… et maintenant, dépêchez-vous ! On vous attend.

Mais Viviane, si elle fila droit, n’était pas mécontente d’avoir été visible à cause de son retard. « Et si… » se dit-elle, mais elle se reprit ; non, elle voulait arriver à l’heure. Elle tenait à sa place, craignant les conséquences de retards répétés, par exemple, la paye étant plus que correcte pour une femme seule.

Le midi, en se levant de son poste pour aller déjeuner, elle avait un petit sourire, et :

-          Principessa mia, je suis content de te voir ainsi...

-          Salvatore ! murmura Viviane. Peux-tu me… prendre dans tes bras ?

Et elle ferma les yeux, faisant comme s’il y avait une vraie présence masculine, douce, tendre avec elle.

-          Viviane ? fit sa supérieure en s’approchant, et elle sursauta.

-          Oh ! Pardonnez-moi, Sophie. Il y a un travail à faire ?

-          Non... tu as mal dormi ?

-          Ou… oui. Ou plutôt, non, je…

Devant l’embarras de sa collègue, Sophie préféra s’abstenir de poser des questions, malgré son air interrogateur.

-          Si tu as besoin de quelque chose, dis-le-moi, se contenta-t-elle de dire.

-          Merci, c’est gentil.

Mais Viviane savait qu’elle n’en  ferait rien… Après son repas, qu’elle avait pris tout en dialoguant avec Salvatore, elle sortit son livre du moment, un ouvrage de linguistique, tout à fait incongru dans une compagnie d’assurances. Et le patron la vit…

-          Mais vous ne lisez pas Tintin !

-          Maintenant, je lis sur Tintin. Et la linguistique est passionnante. J’en suis sur les mots d’origine espagnole en français.

-          A quoi ça vous sert ?

-          Je suis curieuse, tout simplement.

-          Vous avez insinué, cette semaine, que même des étrangers pouvaient être des gens bien.

-          Ça vous dérange ? rétorqua Viviane, piquée au vif.

-          Alors vous avez raison, nous ne sommes pas du même monde. A plus tard, mademoiselle Gouanec.

-          A plus tard, monsieur Demors.

Viviane décida de ne pas y prêter attention, termina sa lecture peu après, et elle reprit son poste. Pourtant, l’incident tournait dans sa tête, alors qu’elle aurait  voulu l’oublier. En plus, Sophie s’était peut-être rendu compte de quelque chose, en la voyant les yeux fermés pour imaginer Salvatore auprès d’elle. Tout cela la turlupinait, et Viviane but un peu d’eau, se reprit enfin, peu à peu, pour être plus à son travail.

Mais lors de sa tournée des bureaux, le patron la toisa du regard, la mettant mal à l’aise, elle qui n’avait pas l’habitude d’être visible.

-          Eh bien, qu’est-ce qu’il y a, j’ai un bouton sur le nez ?

-          Oh non… non, vous n’êtes pas normale, voilà tout.

-          Parlez-moi plutôt de mon travail, monsieur Demors, osa Viviane.

-          C’est bon… je ne vous reproche rien. Simplement, vous n’êtes pas normale.

Viviane encaissa, ne trouvant rien d’autre à répondre. Elle se sentit très seule, tout à coup. En allant vers l’arrêt de bus, Salvatore lui parla, le seul à être vraiment gentil. Et les larmes commencèrent à pointer, alors qu’elle était dans un coin. Viviane se sentit aussitôt la proie de tous les regards, voulut se retenir. Le plus discrètement possible, elle sortit un mouchoir, voulant s’essuyer les yeux.

-          Ça ne va pas, madame ?

Ce n’était même pas un homme, mais une vieille dame avec un sourire qui se voulait doux. Viviane n’eut pas le temps de porter le mouchoir à ses yeux, que les larmes coulaient pour de bon, et elle réprima un cri de honte. Et puis elle ne se retint plus, éclata :

-          Laissez-moi ! Je sais que je ne suis pas normale, d’ailleurs je ne suis pas madame, mais mademoiselle ! Alors fichez-moi la paix !

Elle aurait voulu ne pas hurler, mais c’était sorti sans prévenir, et elle resta pantelante. La vieille dame, pleine de sollicitude, posa une main sur le bras de Viviane.

-          Et lâchez-moi ! Je ne suis pas une petite fille ! Occupez-vous de vos oignons !

-          Mais je…

La vieille dame s’interrompit, comprenant enfin que ses gestes étaient malvenus.

-          Excusez-moi, dit-elle alors.

-          Je ne veux pas de votre pitié !

Viviane en tremblait, et les larmes coulaient, coulaient sans qu’elle puisse les arrêter. Quelques passagers la regardaient, surpris, puis retournaient à leurs smartphones sans y prêter davantage attention.

-          Vous descendez bientôt ? tenta la vieille dame. Je crois que vous devriez prendre un bon bain, vous détendre…

Mais Viviane, en pleurs, honteuse, se fit encore plus petite qu’elle n’était, malgré ses tremblements, murmurant le nom de Salvatore. Elle descendit trois arrêts plus loin, et se dépêcha de rentrer chez elle.

A peine eut-elle franchi sa porte, qu’elle ferma avec rage, elle explosa littéralement.

-          Pas normale ! Ha ! Et lui, il est normal, peut-être, avec ses réflexions ?! Mais quel connard ! On va voir, qui est le plus normal ! Ce type n’est pas humain ! Et il bosse dans les assurances ! Sale type !

Viviane ne contrôlait plus rien. Elle arracha sa veste, qu’elle jeta sur le canapé et, prise d’une folie subite, se mit à boxer tout ce qui lui tombait sous la main, coussins, une petite lampe qu’elle cassa, tout en criant :

-          Pas normale ! Pas normale ! Et se foutre des handicapés ! Tiens, je préférais encore quand il ne me voyait pas ! Triple buse !

Tous les meubles prenaient des coups de pied, les coussins volaient, et une jolie assiette familiale valsa, pour se fracasser non loin de l’aquarium. Et Viviane hurlait encore : « Pas normale ! Pas normale ! Et Carabosse ! » Elle était tellement en rage, qu’elle n’avait pas pris le temps d’enlever ses chaussures, et ses talons martelaient l’assiette tombée à terre. Le vieux service à thé de la famille Gouanec fit aussi les frais de sa colère, de son désespoir. Nérée, et même Glaucus, s’étaient cachés dans leur bouquet d’algues, d’autant que le poing de Viviane faillit s’abattre sur l’aquarium, alors qu’on sonnait à la porte. Viviane fut surprise, retint tout à coup son geste, et alla ouvrir, surprise car elle n’attendait personne. Elle reconnut son voisin du dessous, qui n’aimait pas trop sa musique brésilienne…

-          Oui ? fit Viviane en essayant de se dominer. Qu’y a-t-il, monsieur Rochas ?

-          Vous faites beaucoup de bruit, je…

-          Je ne suis pas normale ! Là, vous êtes content ?!

Monsieur Rochas regarda sa voisine, ses longs cheveux noirs tout hérissés, elle-même avec le visage très rouge, d’autant que le maquillage avait coulé, et il la considéra comme s’il était face à une Méduse moderne, littéralement pétrifié.

-          Eh bien quoi ? Le bruit ne vous plaît pas ? Eh bien, à moi non plus ! Maintenant, laissez-moi !

Alors monsieur Rochas se décida, et entra dans l’appartement, comprenant.

-          Vous n’allez pas bien, mademoiselle Gouanec, déclara-t-il. On ne détruit pas son espace de vie ainsi, quand on va bien. Parlez-moi. Que se passe-t-il ? Vous savez, j’ai été psychologue…

-          Je n’ai pas besoin de… commença Viviane.

Mais son voisin, avec son air bonhomme et sa barbe grise, savait qu’il inspirait confiance, et il en joua. Il la prit dans ses bras en prenant un air apaisant, ce à quoi Viviane ne s’attendait pas du tout. Elle murmura le nom de Salvatore pour elle, que monsieur Rochas n’entendit pas. Il prenait aussi un ton apaisant, lui caressa les cheveux. Cela émut d’autant plus Viviane, qui était très étonnée de sa réaction, et elle fondit en larmes, silencieusement. Monsieur Rochas laissa faire, et ne la lâcha que quand il la sentit plus calme. Alors Viviane s’essuya les yeux, le regarda, encore un peu perdue.

-          Voulez-vous que ma femme s’occupe de nettoyer votre appartement ? Vous n’êtes pas dans votre état normal, j’aurais dû le comprendre.

Viviane ressentit tout à coup une grande honte, baissa le nez.

-          Oh, non, il ne vaut mieux pas… répondit-elle.

-          Ce n’est pas une honte, de craquer. Et je ne vous demanderai pas pourquoi. Mais vous devriez au moins voir votre médecin. Si vous voulez, je vous y emmène.

Viviane était gênée, mais comprit l’étendue des dégâts, en retournant dans sa salle à manger. Glaucus et Nérée la regardaient, leurs yeux grands ouverts. Alors elle les regarda, respira un grand coup, et accepta la proposition de son voisin. Une heure plus tard, elle était dans le cabinet de son médecin. Cette dernière prit sa tension, qu’elle trouva élevée, et comprit que le problème était psychologique.

-          C’est votre situation familiale, qui vous préoccupe ? Comment va votre père ?

-          Son état est stationnaire. Il ne reconnaît plus personne depuis longtemps…

-          Et votre travail ?

-          Là, bof…

Viviane lui raconta comment cela s’était passé les jours précédents, puis la crise qu’elle venait d’avoir.

-          Vous êtes très perturbée.

-          Je suis une femme seule. Avec deux poissons. Mais je me demande si je n’aurais pas dû prendre un chat. Faute d’homme réel.

-          Réel ? releva le médecin.

Viviane comprit qu’elle s’était trahie, mit une main devant sa bouche.

-          Allez-y. Que vouliez-vous dire ? Je suis médecin, je peux tout entendre.

Mais Viviane se reprit à trembler. Son médecin la regardait, semblant comprendre.

-          Vous avez dit que vous étiez une extraterrestre… mais qu’est-ce qui vous fait dire cela ? Et qu’est-ce qu’un homme… virtuel ? Est-ce bien ce que vous voulez dire ?

-          Non, je… je veux dire qu’il sort de mon imagination. C’est un bel Italien, il s’appelle Salvatore. Salvatore Pinelli. Il vit à Florence.

Le médecin cligna des yeux.

-          Vous faites comme s’il était réel…

Viviane regarda ses pieds.

-          Oui. C’est… une façon d’être… comme tout le monde ? Déjà que je n’ai pas eu d’enfants…

-          On n’est pas obligé d’avoir des enfants, ni même un homme dans sa vie, mademoiselle Gouanec. Le problème est de trouver sa place dans la société. Allez-vous quelquefois avec des amis, votre famille… ?

-          Mes amis ne sont finalement que des connaissances. Je suis dans une chorale, j’aime chanter, ça me fait du bien. Mais il y a ma hanche, faire du sport m’est trop compliqué, et puis… marcher de travers, ça me semble rédhibitoire.

-          Je comprends. Et à présent, comment vous sentez-vous ?

-          Encore moins normale qu’avant.

Le médecin posa encore quelques questions, pour savoir si elle pleurait souvent, refit parler Viviane de sa crise de tantôt. La dernière question du praticien l’étonna.

-          Depuis combien de temps n’êtes-vous pas allée vous changer les idées au vert, à la mer, à la montagne ?

-          Oh… commença Viviane et puis elle dut réfléchir. Depuis l’été dernier, quand je suis allée en Bretagne voir une tante.

-          Ça fait donc trois ou quatre mois. Vous savez, s’aérer la tête est une excellente thérapie. Si en plus vous avez de la famille en Bretagne… De toute façon, si votre patron est un imbécile, vous tenir à l’écart quelques temps lui permettra d’oublier ses paroles blessantes.

-          Mais docteur, il ne s’en est même pas rendu compte !

-          Vous êtes nerveuse dès que vous en parlez, mademoiselle Gouanec. Vous avez besoin de vous déconnecter, je vous signe un arrêt maladie, et vous allez en Bretagne voir des gens qui vous font du bien.

Viviane regarda le médecin, perdue.

-          Mais je ne suis pas malade !

-          Peut-être, mais vous pourriez le devenir. Mieux vaut agir maintenant, avant que tout cela ne dégénère. Je doute que vous ayez envie de prendre des antidépresseurs…

Le médecin comprit qu’elle avait touché juste, à voir la tête de sa patiente. Le traitement fut donc léger, et Viviane sortit du cabinet avec un arrêt maladie de trois semaines. Son voisin, qui l’avait emmenée, en fut soulagé pour elle, et Viviane résolut de l’inviter à dîner le lendemain soir, en plus il lui prêta main forte pour recharger sa batterie de voiture.

Trois jours plus tard, Viviane était chez la même tante, Mathilde, en Bretagne Bien que l’automne fût bien avancé, elle alla très vite mettre les pieds dans la mer. Elle fit aussi de courtes promenades dans la campagne bretonne. Mathilde essayait de la faire parler mais, honteuse, Viviane ne lui dit pas un mot au sujet de Salvatore, de ses fantasmes. Elle ne s’en était jamais vantée, déjà qu’elle disait être une extraterrestre… Et cela, Mathilde le comprit bien, d’autant que, en revanche, Viviane lui parlait volontiers de monsieur Demors, de ses collègues. Un soir, Mathilde chanta une berceuse bretonne, avant d’aller au lit.

-          C’est beau ! Avec ça, je vais faire de beaux rêves…

-          Mais c’est le but, ma chérie, lui dit doucement Mathilde. Je l’ai toujours chantée, à tes cousins. Les berceuses apaisent l’âme, j’en suis convaincue. Je le disais à ta m…

Mais elle s’interrompit brusquement, voyant Viviane dodeliner de la tête, et de peur de lui parler de sa mère disparue. Cela avait été un tel drame, pour elles deux !

-          Tu es encore une petite fille, Viviane, se reprit-elle. Je te souhaite une belle nuit, pleine de jolis rêves…

Cette nuit-là, Viviane vit Salvatore Pinelli lui apparaître dans ses rêves, séduisant, les yeux noirs pétillants, un début de calvitie.

-          Enfin, ma belle Bretonne ! Seras-tu mon Yseut à moi ?!

Dans son rêve, Viviane se laissa aller, eut un long baiser avec son bel Italien. C’était si bon, qu’elle se sentait défaillir.

-           Je veux rester avec toi, lui disait-elle, pendue à son cou.

-          Alors donne-moi ton cœur, demanda Salvatore.

-          Tu l’as.

Et, au comble de la félicité, Viviane s’éteignit, et ne se réveilla pas.

 

© Claire M., 2020

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