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l'imagination au pouvoir
3 mai 2023

Supputations

Et si… ?

 

Carine sortit de sa léthargie dans la salle de réveil, ne sentant plus ses jambes. Elle regarda autour d’elle, se souvint, son accident de vélo, la fourgonnette.

-          Il y a quelqu’un ? fit-elle en cherchant une infirmière du regard, mais sa voix était encore nauséeuse, et elle répéta sa question, tout en  bougeant les bras. Oh bon sang !

Une infirmière réagit, à l’autre bout de la salle, et vint s’occuper d’elle.

-          Mes jambes… C’est si grave que ça ?

-          Rassurez-vous mademoiselle, ce sont les effets de la péridurale. Vous avez été atteinte à la jambe gauche seulement, vous vous en remettrez. Vous avez une fracture de la fibula, c’est pour ça qu’on vous  a mis un plâtre.

A ces mots, la jeune femme respira.

-          Et ma famille ??

-          Vos parents viendront vous retrouver un peu plus tard, il n’est que quatorze heures trente… et les visites sont admises jusqu’à dix-neuf heures.

-          Pourquoi, je ne peux pas sortir avec un plâtre ?

-          Vous avez perdu beaucoup de sang. Toutes les précautions sont prises. Votre famille verra avec le médecin qui est intervenu, pour la suite.

-          Ah… je comprends.

Carine était vivante, et savait qu’on guérissait facilement de fractures même  ouvertes, aussi cessa-t-elle de remuer. Elle ferma les yeux, et ne posa plus de questions.

Ses parents revinrent la voir en fin d’après-midi, et il fut décidé qu’elle resterait là trois jours. Carine leur demanda donc quelques objets et vêtements, que sa mère vint lui porter le lendemain matin. La jeune femme était dans une chambre double, qu’elle partageait avec une lycéenne qui avait fait une chute à moto, et qu’elle jugea superficielle, une certaine Marjorie. C’était les vacances, et Carine, à la rentrée, devait entrer en fonction dans l’emploi qu’elle avait choisi, c’est-à-dire comme assistante sociale. La lycéenne se plaignait de la complication du bac, qu’elle passerait l’année suivante, depuis que le président de la République l’avait réformé. Tout cela faisait que Carine était plutôt agacée. Elle se retenait, l’intervention sur sa jambe était récente, et elle manqua exploser à cause de la télévision, que Marjorie regarda toute la soirée, une série policière,  un véritable navet, puis à zapper. La sensibilité aux jambes revenait à Carine, et elle ne s’était endormie que fort tard, de mauvaise humeur aussi à cause de la douleur. Ce problème l’inquiétait. Marjorie, quant à elle, s’était cassé le poignet, et le bras, qu’elle portait en écharpe.

-          Ne t’inquiète pas, dit madame Leblanc à sa fille. A mon avis, elle ne va pas tarder à sortir.

-          Oh, maman, je suis crevée, je veux dormir, je suis réveillée depuis sept heures du matin !

-          Oh, ma puce.

Et elle prit Carine dans ses bras. Par discrétion, Marjorie était sortie de la chambre, alors Carine put  s’épancher, parler, cet accident idiot… Madame Leblanc repartit alors qu’on apportait le repas de midi, et Marjorie dut demander à ce qu’on lui coupe sa viande. L’infirmière s’exécuta de bonne grâce, mais la jeune fille était agacée.

-          Putain, faich’ ! Je voudrais tellement pouvoir utiliser ma fourchette et mon couteau ! Attraper tous ces objets ! Où est la télécommande ?

En réalité, sournoisement, madame Leblanc l’avait mise du côté de sa fille, là où Marjorie ne pouvait pas l’attraper. Carine fit celle qui ne savait pas, disant seulement qu’elle préférait lire.

-          Je vois ! En  plus, je suis avec une  intellectuelle !

Carine haussa les épaules pour toute réponse.

-          Ce n’est pas plus mal, murmura-t-elle à part elle.

Et à la fin du repas, elle prit un livre.

-          Où est la télécommande !! Eh !

L’objet avait quitté l’endroit où il avait été posé, pour atterrir sur l’oreiller de Marjorie. Cette dernière, de saisissement, avait sursauté.

-          Mademoiselle Leblanc ! Vous… vous avez vu ? fit Marjorie d’une voix altérée.

-          Il ne vous en faut pas beaucoup… Vous gigotez tellement… rétorqua Carine, qui avait à peine vu.

Elle ne parvenait pas à se concentrer sur son livre, à cause des vociférations de la lycéenne.

-          Quoi, la télécommande se déplace toute seule, et vous trouvez ça normal ?!

-          Eh bien, regardez-la, maintenant, cette fichue télé, puisque vous avez la télécommande…

-          Vous saviez où elle était ?

-          Oui, de mon c…

Carine s’interrompit, comprenant tout à coup ce qu’il venait de se passer, sursautant à son tour. Les deux  filles se regardèrent.

-          Mais c’est extraordinaire !

-          Il y a de l’orage dans l’air, ou quoi ? fit Marjorie, l’oreille tendue.

-          Non… enfin, je ne crois pas, quoiqu’à cette période de l’année…

-          Je sors, décida la lycéenne.

-          Dans le couloir ?

-          ‘m’en fous.

Et Marjorie repoussa la table avec son plateau, snobant sa pomme et sa crème caramel, qui attendaient toujours d’être mangées, pour aller voir ailleurs. Elle revint peu après, toute tourneboulée, alors que Carine savourait enfin son livre.

-          Mademoiselle Leblanc !

-          Déjà ?! Euh ! Excusez-moi…

Marjorie n’en tint pas compte.

-          Dans la chambre à côté ! Y a un type qui a disparu sous mes yeux !

-          Je croyais que votre cas se limitait à vos fractures… Peut-être y en a-t-il une au cerveau ? !

-          Non, j’vous jure, il a disparu, et est réapparu à l’autre bout du couloir ! Y s’passe des choses pas claires, dans cet hosto !

Sa façon  de parler amusait Carine, malgré la situation : apparemment, sa camarade de chambrée avait le don de télékinésie, et voyait de drôles de choses… Mais elle se domina, et dit avec un sourire :

-          Je crois que vous êtes médium, Marjorie. Vous avez des pouvoirs fantastiques !

-          J’vous assure que non !

-          Asseyez-vous. Voulez-vous que j’appelle quelqu’un ?

-          Je… je crois que je vais m’allonger.

Déconfite, Marjorie joignit le geste à la parole, et ne parla plus de regarder la télévision.

Carine put lire jusqu’à l’arrivée d’un kinésithérapeute, qui lui fournit des béquilles, commandées le matin même par madame Leblanc. Au début, Carine manqua tomber, et puis sa jambe lui faisait mal. Le kinésithérapeute eut beaucoup de patience, mais sut abréger la séance, et demanda des antidouleurs pour elle. En revenant dans sa chambre, Carine crut halluciner à son tour : un homme avec une fine  barbe s’amusait à bouger des doigts, disparaissait, puis réapparaissait miraculeusement plusieurs mètres plus loin.

-          Qu’est-ce que… commença le kinésithérapeute, mais il s’interrompit tout à coup, prêtant l’oreille : cet homme disait, en substance, que c’était génial, qu’il avait des pouvoirs magiques.

-          Marjorie avait donc raison ! s’émerveilla Carine quant à elle. Mais où suis-je, dans un hôpital, ou une maison de sorciers ?

Le kinésithérapeute la regarda de travers.

-          Monsieur ! lança-t-il à celui qui devait être, à ses yeux, un prestidigitateur.

L’homme s’approcha : il avait plein de mèches folles, un grand sourire, et une main qui semblait fort abîmée, maintenue dans une attelle.

-          Pardonnez-moi, dit-il, je viens de faire une découverte sensationnelle !

-          Mais comment faites-vous ça ? demanda Carine, qui avait dû s’asseoir dans le couloir, à cause de sa jambe, malgré les béquilles.

-          Regardez, madame : je fais un rond avec mon pouce et mon annulaire, et hop ! Bout du couloir !

Carine et le kinésithérapeute furent stupéfiés.

-          Et vous pouvez sortir de cet hôpital ? demanda ce dernier.

-          Oui, je suis allé acheter le journal ici à côté, comme ça.

Le kinésithérapeute se renfrogna, à ces mots, et l’homme comprit qu’il avait commis un impair.

-          Vous pouvez le prouver ?

-          Oui, suivez-moi.

Curieuse, Carine entra elle aussi dans la chambre. Tout cela commençait  à l’exciter… Le patient prit le journal du jour, et celui qui partageait son quotidien confirma l’aventure.

-          Vous devriez essayer, madame, dit celui qu’elle avait déjà surnommé « professeur Nimbus ». Le pouce et l’annulaire. Et allez où vous voulez, en y pensant simplement. Mais asseyez-vous d’abord.

Carine décida de le faire, se lança.

 

-          Maman ! s’exclama-t-elle.

Madame Leblanc manqua s’évanouir, tout en repassant son linge.

-          Carine, ma Carine, c’est toi ?! Mais…

-          Je fais une expérience. Mais je dois repartir tout de suite, sinon je crois que mon kiné va avoir une attaque…

-          Et moi aussi ! Mais laisse-moi te serrer dans mes bras, ma petite fille !

Carine se laissa faire, ravie, puis retourna à l’hôpital, un grand sourire aux lèvres : c’était si bon, la chaleur maternelle…

 

-          Excusez-moi Marjorie, vous aviez raison. Moi aussi, j’ai un pouvoir.

-          J’ai entendu du bruit, il y a un kiné qui s’est évanoui…

-          Je sais, je l’ai vu tourner de l’œil en revenant !

Et Carine raconta toute l’histoire.

-          Notre voisin de chambre s’appelle Maxime. Il a l’air du professeur Nimbus, et il est très sympa. Il a dit qu’il allait faire son enquête.

-          Mais alors… ? commença Marjorie, cherchant à  se souvenir du geste qu’elle avait fait pour récupérer la télécommande.

Comme elle y pensait en serrant le poing, ce qui était en réalité un geste fréquent, chez elle, le même objet se posa sur la tablette face à elle. Elle fit un bond, et le prit, puis le reposa.

-          Oui, mais à quoi…

-          Essayez de trouver autre chose, dit gentiment Carine.

Alors Marjorie serra le poing en pensant  à une canette de Coca cola, qui apparut aussitôt.

-          Génial ! s’exclama-t-elle. Je vais récupérer mon I phone aussi !

Ce qu’elle fit immédiatement, récupérant du même coup son chargeur. Puis  elle se mit à pianoter dessus comme elle pouvait, et d’elle-même, Carine lui déboucha sa canette, sans rien demander en retour.

-          En fait, vous êtes cool. Que voulez-vous boire ?

-          Je ne sais pas si… D’où vient cette canette ?

-          Du frigo de mes parents, le Coca est bien frais.

Carine respira, et Marjorie reposa sa question. Finalement, Carine s’assit avec une limonade, qu’elle but pensivement, avant d’annoncer qu’elle retournait voir Maxime. Elle le trouva dans le couloir, à parler en faisant de grands gestes malgré son attelle. Autour de lui, tous étaient médusés, témoignaient aussi de leurs propres exploits magiques. Carine s’y mêla, et comprit que le service était en ébullition, depuis que son kinésithérapeute s’était évanoui.

-          Il faut en parler au médecin-chef ! dit quelqu’un.

-          Mais nous sommes tous fous ! fit une petite vieille dame.

-          Non, madame, réagit aussitôt Maxime. Il y a encore d’autres cas, regardez cette jeune femme avec ses béquilles !

Carine rosit.

-          Quel est votre pouvoir, madame ? demanda-t-elle presqu’incidemment.

La vieille dame baissa les yeux,

-          J’ai fait apparaître un album de photos pour revoir mon mari…

-          Comment ?

-          Euh… en serrant le poing.

-          Maxime, montrez donc à madame comment vous vous déplacez !

Naturellement, à la fin de la journée, le médecin-chef en fut informé, tout en faisant son tour de l’unité de traumatologie, comme à son habitude. Son scepticisme en énerva certains, mais Marjorie lui proposa du Champagne, et les yeux du médecin s’exorbitèrent en voyant apparaître la bouteille, avant de tomber à  la renverse.

-          Non, je n’ai rien, dit-il plus tard au directeur de l’hôpital. Mais si ces pouvoirs s’étendent, il va falloir suivre ça de près…

Le directeur fit donc une enquête dès le lendemain matin, et prit la mesure des événements. Après réflexion, alors que Carine repartait avec ses parents, munie de ses béquilles, il contacta le ministère de la santé…

 

-          Bonjour madame Bangala, fit une voix au by-phone. Ici l’hôpital Maison blanche, je voudrais vous reparler de certains événements…

-          De quoi s’agit-il ? demanda Carine, étonnée, n’y pensant plus.

-          Vous souvenez-vous de l’été 2025 ? Vous vous étiez cassé une jambe, je crois.

-          Si je m’en souviens !!

C’était sorti spontanément, et Carine en mit une main devant sa bouche.

-          Donc ça vous a marquée, comprit son interlocuteur. Je voulais vous parler d’une enquête que nous menons, au sujet des pouvoirs, euh…

-          Nous parlons bien de la même chose, monsieur ?

-          Si fait. Quel était votre pouvoir ?

-          Je l’ai toujours. Je me déplace où je veux, en faisant un rond avec certains doigts.

-          Vous l’avez toujours ? Ah.

Mais l’autre n’était pas si étonné que cela.

-          Où voulez-vous en venir ? En quoi consiste votre enquête ?

-          Je dois appeler toutes les personnes qui se trouvaient au service traumatologie la semaine du 18 août 2025, au sujet des pouvoirs qu’elles ont développés. Je sais que cela fait un bout de temps, c’était il y a vingt-cinq ans, mais comme je m’y attendais, tous s’en souviennent.

-          Excusez-moi, je n’ai pas suivi l’affaire, je travaille, me suis mariée, et ai eu quatre enfants…

-          Mais vous devez savoir que c’est de plus en plus commun. Le gouvernement voudrait les étendre  à tous, parce qu’ils pensent à l’impact que cela pourrait avoir sur… oui, la planète entière.

Carine tombait des nues, à un tel niveau.

-          Quelle est l’utilisation que vous faites de votre pouvoir, madame Bangala ?

-          Je l’utilise tous les jours, pour me déplacer à mon travail, ou en vacances. Mon mari est malien, ce qui règle la question de l’avion…

-          Est-ce que tout le monde peut le faire, dans votre famille ?

-          Oui, enfin presque. Mon petit dernier a onze ans, mais n’a pas encore saisi l’astuce. Mais peut-être que c’est normal, que ça n’arrive qu’après l’adolescence, je ne sais pas. Ma sœur aînée en a compris l’intérêt, ma nièce a quinze ans et commence seulement à s’en servir pour de bon.

-          Et votre sœur a été hospitalisée comme vous ?

-          Non, c’est moi qui le lui ai appris.

-          Vous m’intéressez, madame.

Carine sourit à part elle.                                

-          Je sais que c’est transmissible, puisqu’avec mon aînée j’avais tenté le coup, mais cela me faisait un peu peur. Mon mari m’a encouragée, et sait aussi le faire lui-même. En Afrique, ça les arrange…

-          Seriez-vous d’accord pour venir témoigner à l’hôpital Maison blanche ?

-          Oui, si vous le souhaitez, mais alors, il faut que je me rende disponible. A part le weekend, je n’ai que le mercredi après-midi.

-          Vous déplacez-vous exclusivement en claquant des doigts, madame Bangala ?

-          Oui, en effet. Ne plus avoir à payer la voiture, l’essence… est un bon argument budgétaire. Et avec nos quatre enfants, nous sommes une famille nombreuse.

-          Ça dépend du métier de votre mari, j’imagine…

-          Oui, il gagne bien sa vie, il est pédiatre. A côté, je ne suis qu’assistante sociale…

-          Si votre mari est pédiatre, je comprends tout.

-          Oui, il s’intéresse à ce phénomène de pouvoirs. Si vous voulez, il peut venir aussi.

-          Oh ! Oui, ça nous intéresse. L’avis d’un pédiatre serait extrêmement intéressant.

-          Alors je lui en parlerai.

-          Pouvez-vous m’envoyer un by-mail urgent, avec vos coordonnées, et vos noms à tous les deux ? Cela nous permettra de vous envoyer une convocation, vraisemblablement un mercredi.

-          Oui, je vais noter notre adresse by-mail.

Naturellement, Carine en parla  à son mari, qui ne fut pas étonné, et il ajouta :

-          Si je peux me mêler aux expériences, ça m’intéresse. Je pense que la pratique de ce pouvoir est l’avenir, qu’il faut que les enfants sachent s’en servir. Parce que bon, notre Oscar…

Carine sourit.

-          Les filles seraient-elles plus futées ?!

-          Ça ne m’étonnerait pas, fit Ayoub de la même façon. Mais tu sais, je suis très fier de la famille que nous avons fondée.

-          Moi aussi, mon chou.

-          Tu es toujours aussi belle…

-          Hum, la taille un peu gâchée, peut-être ?!

-          Tu es une vraie femme, mon amour.

-          Sérieusement, je vais envoyer ce by-mail. Je vais déplier l’appareil tout de suite.

-          Et les enfants ?

-          Myriam s’occupera de ses petits frère et sœurs. Avec tous les amis qu’ils ont, on peut aussi les laisser s’amuser…

C’est ainsi que, trois semaines plus tard, Ayoub et Carine se rendaient à l’hôpital, à leur manière habituelle. Ils s’autorisèrent un discret baiser, avant d’y entrer. Ils se retrouvèrent avec une quinzaine d’autres anciens patients, et Carine reconnut la lycéenne avec qui elle avait partagé sa chambre vingt-cinq ans plus tôt. Marjorie avait bien changé : elle était devenue une belle femme au regard pétillant et malicieux, et attendait son troisième enfant. Quand elle se mit à parler, elle était beaucoup plus posée, et avoua à Carine que sa faconde s’exprimait dans son métier d’avocate, pour ses plaidoiries -  mais pour l’heure, elle était en congé maternité… Marjorie avait aussi bonne mémoire, et demanda gentiment à Carine si elle avait eu des séquelles à sa jambe. Carine répondit par la négative, et là-dessus, on invita tout le monde à s’asseoir. Ayoub, qui était un grand noir, ne savait que faire de ses jambes, mais il plaisanta, ce qui détendit l’atmosphère.

Tout d’abord, chacun se présenta, nom, prénom, nature de son passage à  Maison blanche vingt-cinq ans auparavant, et le pouvoir qu’il s’était découvert. A de rares exceptions près, tous soit se déplaçaient dans l’espace, soit étaient kinétélétiques. Les deux hommes qui restaient couraient deux fois plus vite que la moyenne et étaient deux fois plus forts aussi. L’un d’eux se plaignit d’être devenu un phénomène de foire.

-          Il faut voir, dit prudemment le ministre de la santé.

Le porte-parole du gouvernement était étonné qu’il n’y ait pas plus de monde, aussi le directeur de l’hôpital, un petit jeune qui ne devait pas avoir plus de trente-cinq ans, expliqua que certains étaient morts. Le cœur de Carine se serra en pensant à Maxime, mais elle ne dit rien.

-          Mais madame Dupuis est toujours là, tempéra le directeur.

Les regards convergèrent vers elle, une vieille dame au regard fatigué que personne ne connaissait, aux mains déformées par l’arthrite.

-          Oui, depuis 2022, dit madame Dupuis d’une voix douce, un peu cassée.

-          Anne Dupuis a été la première à pouvoir se déplacer grâce à ses doigts, expliqua le directeur à toute l’assemblée.

-          Oui, mais l’arthrite a eu raison de ce pouvoir.

A ces mots, la plupart de l’assistance sursauta. « Donc il faut soigner l’arthrite », conclut Ayoub pour lui-même, et sa femme le regarda, posa une main sur son bras.

-          L’enjeu est de taille, fit le ministre de la santé. Et mon collègue des transports n’a pas pu se déplacer…. On n’a pas encore le don de l’ubiquité.

Des sourires flottaient sur toutes les lèvres, de nouveau. Le « phénomène de foire » avoua qu’il aurait préféré un tel pouvoir, qui lui aurait semblé plus utile. L’autre hercule, plus malin, avait décidé, quant à lui, de devenir pompier, et là, il ne pouvait être que bien vu. Le porte-parole du gouvernement, Kevin Leroy, ramena le calme pour pouvoir continuer la séance.

-          Où en est la science, contre l’arthrite ? demanda Marjorie. Moi, il me suffit de serrer le poing, mais peut-être serai-je dans cet état moi aussi, dans… vingt-cinq ans…

La question ne pouvait qu’intéresser Ayoub, et il tendit l’oreille. Le ministre de la santé expliqua que les causes étaient connues et qu’il s’agissait plutôt de prévention. En tous les cas, la douleur était de mieux en mieux soignée.

-          Nos pouvoirs pourraient ne pas perdurer ? s’enquit le phénomène de foire. Moi, ça m’arrangerait…

-          Vous pourriez faire de la compétition, lui dit le pompier.

-          Pas question, le résultat serait biaisé. Je suis un honnête homme.

-          Il est vrai que l’arthrite est gênante pour les mains et pour ce que nous pouvons faire avec, mais dans votre cas, sauf accident, ça ne devrait pas s’arrêter.

-          Vous ne pensez qu’à mes jambes, monsieur le ministre. Je porte aussi des haltères.

-          Préférez les haltères à l’arthrite, dit doucement Anne Dupuis, c’est moins douloureux.

-          On s’habitue, à se déplacer en un clin d’œil, dit Carine quant  à elle. C’est un sacré geste pour l’environnement ! Le ministre de l’écologie n’est pas venu ?

Le ministre et son porte-parole bafouillèrent qu’ils n’y avaient pas pensé.

-          Il y a du travail à faire… murmura Ayoub.

-          C’est vrai, au fait ! s’exclama le directeur de l’hôpital. Vous vouliez connaître toutes les implications de ces pouvoirs, messieurs ?!

Kevin se reprit le premier.

-          De toute façon, nous craignons toujours le réchauffement climatique, mais je ne crois pas que cela ait grand-chose à voir, dit-il.

-          Détrompez-vous, intervint Ayoub. Les Africains peuvent en parler, et puis… y a-t-il ici des gens qui ont le pouvoir de se déplacer en un clin d’œil, qui  utilisent encore des voitures ? Les pays pétrolifères le sentent passer, je crois.

-          C’est vrai, le prix de l’essence a sacrément augmenté, confirma un petit vieux à l’œil vif. J’ai fini par arrêter la voiture et tous ces véhicules polluants, moi aussi. Messieurs-dames ?

On répondit à la question d’Ayoub, et il en ressortit que plus personne, dans cette catégorie-là, n’utilisait les transports, ni privés ni publics. En revanche, beaucoup avaient gardé leurs vélos, pour faire du sport, à commencer par Carine. Le ministre regarda Kevin en se flattant la barbe, prenant conscience de l’intérêt du pays en matière économique, et écologique face à ce pouvoir. Ce genre d’avis était partagé, et le reste de l’assistance aurait préféré celui-là à n’importe quel autre. La discussion fut animée, et finalement, Kevin Leroy conclut en disant qu’il fallait en parler en conseil de ministres. Ils avaient aussi parlé de la transmission, ce sur quoi madame Dupuis insista, disant qu’il fallait enseigner ces pouvoirs aux plus jeunes sans tarder, instaurer une éducation dans ce sens. Car le savoir-vivre avait aussi son importance…

Son avis fut pris en compte un mois plus tard, lorsque la vieille dame disparut, d’un arrêt cardiaque. Ayoub avait été passionné, et apprit ce décès avec affliction, se rendant lui aussi à l’incinération. En pensant à elle, il orienta une partie de son travail en ce sens, qui lui sembla prendre une dimension nouvelle. Carine, quant  à elle, devait s’impliquer aussi, pour faire valoir la beauté de la Nature et pouvoir s’y promener, à pied ou à vélo, les autres transports disparaissant les uns après les autres, et comment faire du sport à cause d’une sédentarité accrue. Il  en allait de même dans les pays frontaliers de la France, en y ajoutant le Portugal, qui se dévastait de plus en plus du fait des incendies d’été. A part cela, la vie devenait plus belle… Carine devint également formatrice pour les nouveaux pouvoirs qui, au fil des années, se généralisaient à toute la population européenne.

 

-          Qu’est-ce que l’Europe est calme ! s’émerveilla Justin Levêque après être arrivé à Paris en manquant perdre l’équilibre.

-          Rien à voir avec les Etats Unis, confirma Robert Ozark. J’ l’impression d’être sur une autre planète...

-          Il y a beaucoup d’espaces préservés au Canada, mais pas tellement en ville !

Le calme faisait vraiment une impression étrange aux deux hommes. En Amérique du Nord, ils se seraient retrouvés en plein milieu du trafic. Rien de tel  à Paris, en revanche. La ville offrait d’immenses avenues, où seuls circulaient piétons et cyclistes, bordées d’arbres de toutes sortes, sous lesquels les terrasses des bars et des restaurants s’étaient étendues.

-          Tu te souviens, quand il y a eu le covid ? fit Justin. Ça me fait un peu la même impression, même si c’était il y a très longtemps…

-          J’étais en culottes courtes, à l’époque, et ne suis pas sorti des Etats Unis pendant longtemps… C’était quand, déjà ?

-          Il y a plus de cinquante ans.

-          Moi, je ne suis pas très âgé, comparé à toi… Ça ne doit pas te rajeunir…

-          Non, c’est vrai, mais ça marque…

-          Et toi qui connais Paris, dis-moi : sommes-nous loin de l’Elysée ?

-          A deux pas. Suis-moi.

Ils y furent reçus par le président de la République lui-même, accompagné de son éternel porte-parole, Kevin Leroy. Après vingt-cinq ans, ce dernier s’était empâté, mais on l’appréciait de plus en plus. Modeste, il avait préféré agir, plutôt que de devenir un grand ponte de la politique, et était devenu un fervent défenseur de l’écologie. Les leçons des années précédentes avaient porté leurs fruits, sur lui. Il avait mouillé sa chemise, et portait ce jour-là jean et tee-shirt, car on était alors en plein cœur de l’été. Si le président portait une cravate, c’était plus pour la fonction qu’il incarnait. Les représentants d’Amérique du Nord étaient eux aussi vêtus légèrement – car le réchauffement climatique avait fait son œuvre. Robert indiqua courtoisement qu’il connaissait le français, ce qui simplifia les échanges, malgré son fort accent. Ils étaient entrés dans le palais, où tous quatre se présentèrent. Kevin demanda comment ils étaient venus, et fut heureux d’apprendre que le Canada et les Etats Unis faisaient aussi, plus lentement, leur transition vers le monde du siècle suivant. Le premier, Robert Ozark leur fit part de leur étonnement en arrivant à Paris, si  calme, en voyant des gens qui prenaient le temps, sauf les touristes asiatiques, comme à leur habitude. A cette mention, le président sourit.

-          On ne gomme pas comme ça un trait de civilisation… Ça ne fait que depuis même pas vingt ans,  que nous voyons les résultats de la politique menée dans les années 2050. Entre nous, je peux le dire : la Chine et le Japon, notamment, ne sont toujours pas des modèles d’ouverture…

-          Monsieur Jadot, voyons… voulut le reprendre Kevin.

-          On y viendra, prophétisa Justin Levêque. Moi, je suis emballé ! Et toi, Robert ?

-          Oui, moi aussi. Mais en tant qu’Américain de la vieille école, je me demande ce qu’en pensent les pays pétrolifères…

-          Ils se sont reconvertis. Il leur a été plus facile de se tourner vers le tourisme, que nous ne l’espérions. Et puis au Moyen Orient, l’été, la chaleur est devenue tellement insoutenable, que la majorité des habitants de ces pays ont migré. Ça n’a pas été sans problèmes, d’ailleurs, ajouta le président Jadot.

-          Nos tours sont reconstruites, à New York, reprit Robert Ozark, et nous commençons à avoir moins de trafic aérien. Et chez vous aussi, au Canada, ajouta-t-il en regardant son collègue.

-          En effet, confirma ce dernier. Et quels ont été les problèmes posés par le Moyen Orient ? Sont-ils tous venus en Europe ?

-          Il y en a aux Etats Unis, lui répondit Robert. Mes compatriotes aiment toujours les grosses cylindrées…

-          C’est has been, fit Kevin,  ce qui les fit rire tous quatre.

-          En Europe, oui, concéda l’Américain. Mais il faudrait le leur expliquer, et c’est justement le but de notre venue à Paris.

-          Le Canada est plus ouvert, mais tous ne sont pas convaincus non plus, ajouta Justin.

-          Eh bien, nous allons en parler. Asseyez-vous, messieurs, invita le président Jadot, et tous obéirent.

-          Et vous allez nous expliquer ce que vous avez fait des gares, aéroports… et des stations service, reprit Justin.

-          Un instant, dit alors le président, et il appela son secrétaire pour faire enregistrer leur conversation.

Ce dernier apparut aussitôt, régla quelques détails, puis partit comme il était venu, en faisant un rond avec le pouce et l’annulaire. Les quatre autres eurent une longue conversation, et y étaient encore deux heures plus tard, quand le secrétaire frappa à leur porte.

-          Monsieur le président ?  J’ai ici monsieur et madame Bangala, et leur fils Oscar. Ils disent détenir une nouvelle sensationnelle.

Le président et Kevin échangèrent un regard.

-          Faites-les entrer, décida le chef de l’état. Vous verrez, ce sont des gens tout dévoués à notre cause, ajouta-t-il pour ses invités.

Carine avait essayé désespérément de perdre ses kilos, et ce n’était qu’un demi-succès, mais elle était toujours aussi jolie, avec désormais des cheveux blancs, qu’elle avait tressés. Aux côtés de ses parents, le fils Bangala avait un sourire jusqu’aux oreilles, et les cheveux que son père n’avait jamais vraiment eus. Ce fut Ayoub qui parla, après les présentations.

-          Nous avons un fils terrible, monsieur le président. Je vous mets au défi de me dire d’où provient cette… pierre.

L’objet tenait dans la main, était grisâtre et ne faisait penser à rien de connu.

-          Pouvons-nous la toucher ? demanda Kevin.

Intéressés, les deux Nord Américains suivirent l’échange. Kevin et le président Jadot étaient perplexes.

-          Vas-y, dis-leur,  conseilla Carine à son fils.

Oscar prit un air mystérieux avant d’obéir, regardant ses parents, puis le reste de l’assistance. 

-          Je suis allé sur la Lune, dit-il enfin. Avec mon pouvoir de me déplacer dans… l’espace.

Kevin fit un pas en arrière, sonné, et les autres invités se laissèrent tomber sur leurs fauteuils.

-          Mais… il faut le faire authentifier, se reprit le président le premier.

-          C’est fait, dit Ayoub. Nous n’avions pas dans l’idée de vous faire une farce, ni de vous déranger pour rien.

Le silence s’installa.

-          En effet, c’est… sensationnel… fit enfin Kevin.

-          Eh bien, les amis, fit le président Jadot avec un grand sourire, c’est l’occasion rêvée de vérifier si nous ne sommes pas seuls dans l’univers ! Je vous offre d’ores et déjà le Champagne !

 

© Claire M, 2022

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