Odyssée d’Eléa.
Ces dernières années, je suis allé un peu partout : sur une planche à voile sur les lacs pyrénéens, faire de la plongée en Méditerranée, jusqu’en Sicile ou même en Islande, nager aux abords d’îles paradisiaques ; mais mon plus grand plaisir après la plongée, c’est de retrouver mes amis Luis, Damiano et Anthony, et cette fois-là, c’était à Honolulu, où nous faisions du surf tous les quatre. C’était de grandes parties de rigolade, entre deux chutes de planche avant même d’entrer dans le tube. J’aime la Méditerranée, mais Luis le Brésilien m’a initié aux océans, même si j’ai manqué me noyer au Portugal lors d’une virée à Nazaré avec lui et les deux autres. Et dans le fond, chaque mer, chaque océan a ses charmes… Et c’est de cela que nous parlions, ce soir-là, après avoir surfé pendant des heures dans les vagues du Pacifique. Vannés tous les quatre, nous éclusions des cocktails avant de nous décider à dîner.
- C’est vrai, toi ton truc, en fait, c’est la plongée… me dit tout à coup Anthony le Californien.
- Oui, c’est pour ça que je suis surtout sous la planche ! plaisantai-je, ce qui eut pour effet de faire rire la compagnie (à combien de cocktails en étions-nous ? le troisième ?). C’est plus adapté à la Méditerranée….
- Trop calme, jugea Damiano le Mexicain. Il faut que ça bouge, sinon ce n’est pas drôle !
- Sérieux, les gars ! leur dis-je. Je tiens mieux sur une planche à voile !
- Un pédalo ! se marra Anthony.
- Il faut des biceps, pour la planche à voile. Moi aussi, je préfère le surf, c’est plus drôle ! fit Luis.
- Oh, toi, à Nazaré…
- Je t’ai sauvé, oui !
Et en plus, je lui en étais reconnaissant… Plus que tout, je tenais à la vie, et avais juré de ne retourner au Portugal que pour le tourisme. D’ailleurs, c’est un très beau pays, où j’avais eu un certain succès auprès des jolies Portugaises…
- Je préfère encore les requins, dis-je alors.
- Je parie que tu en as observé, pendant tes plongées ? s’enquit Damiano. Moi, j’ai déjà nagé avec des baleines… Elles dégagent une force incroyable.
- J’ai fait mieux que ça, et dans mon pays en plus. D’ailleurs, c’est une très belle histoire… Vous voulez que je vous raconte ?
- J’adore quand tu racontes, toi le spécialiste de mythologie, et d’Homère… fit Luis, gourmand.
- Mes compétences en grec ancien ont même été sollicitées. J’ai rencontré une créature très spéciale…
- Là, tu nous intrigues, avoua Anthony. Encre un mojito ? Autre chose ?
- Non. Déjà que vous n’allez pas me croire… et pourtant, je l’ai réellement vécu, même si je me pince encore.
- Grigoris, Grigoris ! lança alors Luis en s’excitant.
- Oui, raconte !
Je m’exécutai, ravi de mon petit effet.
Cette aventure m’était arrivée avant la pandémie, donc quelques années plus tôt. C’était lors d’un été passé dans les Cyclades, où je plongeais tous les jours, avec ou sans bouteilles, par passion et pour éviter la chaleur des rayons du soleil, qui tapait particulièrement fort cette année-là. (« Et voilà mon Grigoris qui a pris un coup de soleil », a dit Damiano. Espèce d’enflure, va…) Ce jour-là, il faisait près de quarante degrés à l’ombre, alors j’ai pris mes bouteilles d’oxygène, pour plonger entre Mykonos et Naxos.
Très vite, je suis passé sous l’eau, pour admirer la faune qui passait par là, et notamment une majestueuse tortue de mer, qui évoluait calmement, très à l’aide dans l’eau. Quelques petits poissons venaient quelquefois l’accompagner, puis crevaient la surface, replongeaient. Vers le fond, je pouvais distinguer un petit banc de roussettes, et me sentais bien, moi aussi, dans l’élément liquide (à propos, savez-vous que ma devise est celle du capitaine Nemo ? « Mobilis in mobile… ») Je me mis en tête de suivre la tortue, qui alla vers des rochers où s’accrochaient de grosses algues et des crustacés, et passa dans une anfractuosité. Celle-ci était suffisamment large pour me laisser passer, malgré ma carrure de nageur, et comme je suis curieux (« Vous me connaissez… »), je suivis le passage, qui s’élargissait au fur et à mesure, menant vraisemblablement vers la surface des eaux. Alors que je progressais ainsi, une voix enchanteresse, claire bien que provenant de Dieu sait où, et assourdie à cause des rochers, s’éleva. C’était une voix de femme, en tous les cas. Fasciné, intrigué, je me guidai au son, allant vers le haut de ce qui s’avéra être une grotte. En émergeant, je me cognai à un rocher, poussai un cri de douleur, et trois dauphins furent sur moi. Constatant qu’il y avait de l’air, je me débarrassai de mes bouteilles de plongée, vis une goutte d’eau tomber, levai la tête alors que les dauphins s’excitaient autour de moi. La voix était toute proche, et je crus d’abord que c’était une femme. Elle chantait, et modula trois noms :
- Apollo ! Filippos ! Evi !
L’eau gicla, mais elle resta sur son petit rocher alors que les trois cétacés la rejoignaient. Le plus petit posa sa tête sur ce que je crus être des genoux, mais non : une longue queue presque bleue, couleur de la mer, m’apparut, et la sirène caressa le petit dauphin.
- Où suis-je ? fis-je, tout décontenancé.
Elle me chanta qu’elle était dans son petit royaume, dans un grec qui ne sonnait pas comme le démotique. Un quatrième dauphin, à mes côtés, me poussa vers elle, et je me frottai les yeux. J’étais sidéré, tout timide tout à coup : j’étais devant une sirène ! Avec une queue de poisson ! Elle leva un bras pour me faire signe de venir, dévoilant un collier dont l’une des perles, la plus grosse, en nacre, se trouvait juste entre deux seins parfaits. J’hésitai, fis un pas vers elle. Elle refit son geste, et dut chanter pour me rassurer, affirmant que je ne devais pas avoir peur, et ajouta :
Alors je reconnus sa langue : c’était celle d’Homère ! Cette créature de rêve s’exprimait en grec ancien ! Elle avait de longs cheveux noirs et, en m’approchant d’elle, je vis qu’elle avait les yeux de la même couleur que sa queue. Je touchai mes joues mal rasées, gêné, je me sentais tel Ulysse rentrant chez lui, vingt ans plus tard, alors que jamais encore je n’avais rougi de ma barbe de trois jours.
- Je m’appelle Grigoris, balbutiai-je dans sa langue, en baissant les yeux.
Elle me chanta la bienvenue, puis :
- Tu n’es pas celui que je cherche.
Et encore une goutte d’eau tomba. Cette fois, je le vis : elle provenait des yeux de la sirène.
- Tu pleures et tu chantes ? osai-je demander, intrigué bien que me demandant à quelle sauce j’allais, probablement, être mangé.
- Je ne sais faire que chanter, comme toutes les sirènes. Je m’appelle Eléa. Je ne te veux aucun mal, je connais les humains, je l’ai été.
- Mais alors… tu as une histoire ?
Son « oui » fut très doux, une octave plus bas, et :
- Veux-tu que je te la raconte ? Seuls mes amis marins la connaissent.
(Il va sans dire qu’elle ne le chantait pas ainsi, non, c’était plus poétique, mais c’est l’idée) Je la regardai, m’assis sur les rochers à côté d’elle.
- Oui, répondis-je, sous le charme (d’habitude, c’est moi qui drague les filles, mais là, j’étais mouché). S’il te plaît… Eléa.
La première chanson fut celle de son enfance, jusqu’au suicide de son père lorsqu’elle avait dix ans. Il était dépressif, et elle l’avait rarement vu joyeux, même si celui-ci aimait beaucoup sa femme, qui avait déjà une fille d’un précédent mariage ; ils avaient eu ensemble Eléa, et un petit garçon fort turbulent. La deuxième chanson, plus violente et chargée d’émotion (d’ailleurs, des larmes coulèrent encore dans l’eau), racontait sa détresse après la mort du père, l’attitude de son petit frère qui faisait perdre la tête à leur mère, manifestement dépassée par les événements. Seule sa demi-sœur, de six ans plus âgée qu’elle, l’avait réellement maternée. Ensuite, elle chanta son corps de petite fille, puis d’adolescente, sur lequel on ne l’avait jamais complimentée, à l’école, on disait même qu’elle était laide, on se moquait d’elle. Elle avait pourtant de si beaux yeux ! Cela ne laissa pas de m’étonner. Et sa complainte était si belle, si pudique avec ses métaphores ! Et, comme un refrain : « On ne m’aimait pas, je ne m’aimais pas ». La quatrième chanson fut plus enlevée, sur ce que le grec, la littérature, l’histoire-géographie lui avaient apporté. Je me souviens encore de ces quelques mots :
- Mondes héroïques / Monde de la Nuit des temps / Cher René, de ton héroïne Eléa / J’ai choisi ici le nom…
Elle avait lu de la science-fiction, et aimait Barjavel ! Je me souvenais de ce personnage, dont elle avait donc les yeux et le nom… (Là, je vous entends, les gars : et non, je ne saurais pas la chanter, car je n’ai pas une voix de femme aussi bouleversante, moi !) J’avais envie de me lever, de la prendre dans mes bras, mais résistais encore à ce que j’appelais un envoutement : ne voulait-elle vraiment pas me manger tout cru ? La situation, ces chansons me faisaient trembler. Les dauphins, sauf les deux plus petits, étaient partis, l’un à flotter, l’autre qui avait gardé la tête sur la queue de la sirène. Encore une chanson, plus courte, sans amour mais pleine de divers succès professionnels, après des études d’archéologie et d’arts appliqués, son destin de chercheuse, reconnue. Quelques rares aventures avec des hommes, sans un compliment, sans lendemains. La complainte reprit ensuite, pour une sixième chanson : elle avait cinquante-quatre ans, et renoncé à trouver l’amour dont elle manquait tant. La femme qu’elle avait été n’avait pas eu d’enfants. Quand tout à coup, la chanson se fit plus légère, alors qu’elle parlait de la bibliothèque nationale, à Athènes, qu’elle fréquentait assidûment, à l’époque. Ce fut une véritable ode aux livres, à laquelle je fus sensible.
- Quand soudain il parut, coupa tout à coup Eléa, entonnant un septième chant, plus grave que les précédents.
« Il », c’était un homme d’à peu près son âge, la chevelure flamboyante, un bouquet de fleurs à la main. Il venait manifestement vers elle, et fit une légère génuflexion, comme s’il avait vu un dieu ou une déesse antique. Les fleurs étaient presque sous le nez d’Eléa, mais elle ne pouvait pas comprendre qu’elles étaient pour elle, aussi elle regardait partout, et la voix de la sirène se fit très douce : l’homme se présentait, Pamphilos, un Chypriote qui l’avait aperçue sans qu’elle ne s’en doute. C’est ainsi qu’Eléa sut qu’elle avait un si beau regard, mais sa surprise était telle ! Sa voix exprimait encore toutes les émotions qui s’étaient alors agitées en elle, son regard perdu, ses paroles :
- Je ne dois pas être cette personne… Vous vous trompez, monsieur Pamphilos…
Alors s’éleva le plus beau chant que j’aie jamais entendu : un hymne à la déesse Aphrodite, née de l’écume de la mer non loin de Chypre, à laquelle Pamphilos la comparait. Et elle enchaîna avec le poème, de quelques vers, qu’il avait composé pour Eléa. C’était la première fois qu’un homme la prenait ainsi, avec un tel air de passion, que sous le coup de l’émotion, elle avait fondu en larmes, et en pleurait encore. Elle l’avait enfin deviné, mais alors Pamphilos, devant ces larmes qu’il ne comprenait pas, se vexa : il fronça les sourcils, et le chant se fit plus grave que jamais. Il l’avait regardée, à la fois peiné et en colère : « Ces femmes ne savent que pleurer ! », posé son bouquet et tourné les talons, pour quitter à pas lents la salle de lecture, n’osant se retourner. Et il avait disparu de la vie d’Eléa, aussi soudainement qu’il était apparu.
L’épilogue eut lieu trois mois plus tard, car on avait jasé et, enfin, Eléa avait su, par une bibliothécaire, que le beau et néanmoins délicat Pamphilos était mort peu auparavant, se noyant lors d’un orage, alors qu’il rentrait d’une pêche au thon au large du Pirée. Cela choqua tant Eléa, d’avoir « bêtement » (c’est ainsi qu’elle le chanta) laissé passer sa chance, que peu après, elle acheta des haltères, les fixa à ses pieds et disparut elle aussi dans la mer. A présent, la sirène cherchait partout l’unique homme dont elle avait fait battre le cœur, sans le trouver. Peut-être était-il devenu un dauphin, comme ces deux petits cétacés qui dormait alors, ou s’ébattait au pied du rocher sur lequel elle était assise. J’en eus la gorge serrée, comprenant ses drames, balbutiant quelque chose.
- Tu es le premier à avoir le courage de me regarder, beau Grigoris, mais tu n’es pas celui que je cherche, chanta-t-elle alors.
- Non, je ne suis pas Pamphilos, ni un quelconque dieu de l’Olympe qui pourrait t’aider…
- Maintenant dis-moi, car j’ai complètement perdu la notion du temps… En quelle année sommes-nous ?
- En 2019.
La sirène porta les mains à sa bouche, se reprit, puis vocalisa :
- Mais alors, ça fait près de dix ans que je cherche Pamphilos… Zeus tout puissant !!
Eléa eut un geste de désespoir, croyant comprendre qu’elle ne le trouverait jamais, et éclata en sanglots. La grotte en résonna, et le dauphin qui dormait la tête sur la queue de la sirène se réveilla, tombant à l’eau. Il y eut une gerbe, et je voulus faire l’idiot pour la divertir, mais me repris en la voyant dans un tel chagrin. Chagrin d’amour ? Chagrin de la terre perdue ? Profondément ému, moi, par ses larmes, j’osai m’approcher d’elle. Elle avait le corps froid et glissant, mais je passai outre et lui enlaçai la taille.
- Vas-y, pleure, pleure, moi je comprends.
La sirène posa sa tête sur mon épaule, la mouilla copieusement, puis me remercia pour toutes les belles paroles que je lui murmurais, avant de me dire de reprendre mes bouteilles, et de plonger dans l’eau bleue de la grotte. Puis elle sortit la tête, et me fit signe de la suivre. J’obéis, mais elle me fit passer par un chemin plus direct, me menant à la nage jusqu’à une ouverture assez large pour un homme ou une sirène, qui donnait sur l’immensité de la mer Egée. Alors, elle souffla dans l’eau et tapa dans ses mains, avant de m’indiquer du geste la direction d’où je venais, très sûre d’elle. Elle me chanta la bonne chance puis disparut. Je fis alors la planche pendant un temps infini pour me reprendre, puis retrouvai le petit bateau d’où j’avais plongé, à cinq cents mètres de la terre ferme.
Avant ce jour-là à Honolulu, je n’avais jamais soufflé mot de cette aventure à qui que ce soit, me demandant si je n’avais pas rêvé, mais par la suite, la mer et Eléa ont hanté mes rêves. De prof de grec et civilisation ancienne, j’ai légèrement fait évoluer ma carrière après la pandémie, ayant de ce fait eu tout le temps de réfléchir à ce qui m’était arrivé ce jour-là. Les yeux couleur des profondeurs d’Eléa m’ont profondément marqué : je n’ai plus plongé de la même façon, et ai découvert, non loin des rivages grecs, des vestiges anciens. Jamais Pamphilos, jamais de sirènes, mais peu importe. J’ai enquêté sur l’évolution des mythes homériques, les sirènes mais pas seulement. Tout cela m’a donné une légitimité, qui m’a permis de me lancer dans des conférences qui ont passionné mes auditeurs, même encore maintenant en 2024. Je n’ai jamais dit la véritable raison de cette évolution, « maintenant vous la connaissez, les gars : je fantasme sur les nageuses… »
- Oh le joli cœur ! s’exclama Luis.
- « Se non è vero, è ben trovato », prononça Anthony.
- Moi, je trouve que c’est une très belle histoire, fit Damiano, qui en avait presque la larme à l’œil. Je ne sais pas si je peux te croire, mais j’en ai envie.
- Les Grecs ont de l’imagination ! dit encore Luis.
- Fichez-vous de moi, je m’en fous, je l’ai vraiment vécu…
Et j’ai vidé mon mojito.
- Et tu as publié tes conférences ? me demanda Damiano. Ecrit des livres ? Tu pourrais raconter cette histoire…
- Je m’attendais bien à ce que vous ne me croyiez pas.
- Excuse-nous, se reprit Anthony le premier.
- Vous êtes injustes, les mecs. Et si les sirènes existaient vraiment ?
Anthony et Luis regardèrent Damiano, qui sourit et dit encore :
- Je devrais me mettre à la plongée…
Mais je l’ai écouté, et c’est pourquoi, avant mon commentaire de la survivance de l’Odyssée, j’ai rédigé cette aventure pour toi, ô Lecteur, si tu écoutes encore le chant des aèdes, des sirènes…
© Claire M. 2024