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l'imagination au pouvoir
1 septembre 2024

Fin d'un monde

Black-out.

 

La Ville, étrangement, était calme tout à coup. Dans les tours, les ascenseurs ne fonctionnaient plus, on n’entendait plus de musique, plus de télévisions, seulement des habitants qui s’énervaient à cause de la gigantesque panne d’électricité qui avait tout affecté depuis déjà plusieurs heures, partout en Europe, mais cela, personne ne le savait. Il n’y avait plus de possibilités de recharger les téléphones pour communiquer, rien. Dans les rues, quelques voitures passaient, roulant lentement à cause des carambolages car les feux rouges ne pouvaient plus fonctionner. Il y avait peu de piétons, parce qu’il pleuvait, comme souvent à l’automne, la Toussaint approchait et l’ambiance était morose.

  • Aïe ! fit Kevin en se réveillant, car il avait bougé, et sa jambe dans le plâtre lui faisait mal.
  • Attention ! réagit sa mère qui tentait tant bien que mal de sauver son ménage, passant alors avec son balai. Me fiche pas par terre !
  • ‘rdon m’man. L’électricité est rev’nue ?
  • Toujours pas.
  • P’tain, faich’ ! J’peux toujours rien faire !

Le petit dernier, Jordan, tournait en rond. Ils n’avaient que des jeux électroniques, tous déchargés.

  • Feuille pierre ciseaux ? proposa-t-il à son frère.
  • Si j’avais pas c’plâtre, j’sortirais !
  • Il pleut. En plus, j’te vois pas descendre cinq étages avec ton plât’.

Kevin en hurla, et Jordan laissa éclater sa mauvaise humeur aussi.

  • Y a rien à faire, et i’ pleut !
  • Vot’sœur est pas là pour m’aider, en plus !
  • Oh, elle ! fit Kevin.
  • J’en peux plus ! hurla Jordan à son tour. Faut que j’sorte !
  • Alors regarde où tu mets les pieds en sortant, j’peux pas utiliser l’aspirateur !
  • Tu l’laisses sortir, m’man ?
  • Y a qu’ça à faire ! rétorqua la mère, toujours passant le balai. Et toi, t’veux un livre ?
  • J’en ai rien à fiche, d’tes liv’ de filles ! Si c’est pour savoir comment s’nettoyer les pieds… Si seulement Camilla était là, p’t’êt’ qu’son téléphone marche encore !
  • D’t’façon, elle peut pas nous appeler. Ici, plus rien n’marche, Kevin !
  • Je sors !

Jordan fila, sentant la tension monter. Il ne voulait pas l’avouer, mais il était sensible. Au climat familial, notamment, et Kevin et Camilla n’étaient que ses demi-frère et sœur. Leur mère ne s’était jamais mariée. Si celle-ci laissait sortir son plus jeune fils, c’était qu’elle l’en estimait capable. « Et après tout, j’ai onze ans », se disait Jordan après avoir claqué la porte de l’appartement. Sans réfléchir, il appela l’ascenseur, qui ne fonctionnait plus. Il attendit cinq minutes, donna un coup de pied dans la porte, et descendit par l’escalier.

Une fois en bas, il regarda la pluie tomber, avant de sortir de la résidence, donnant des coups de pied en l’air ou les traînant sur le trottoir. Il était mains dans les poches, tête baissée et encapuchonné dans un sweat un peu petit pour sa déjà grande taille. Ses pas le menèrent jusqu’au Centre commercial, à dix minutes de chez lui. Il sursauta en voyant deux voitures se tamponner, un coup de klaxon perturba le silence de la Ville. Jordan fila en voyant le conducteur de devant sortir de son véhicule à cause d’un bruit suspect. Sa capuche l’empêchait de toute façon de voir quoi que ce soit. Quand il leva la tête, le jeune homme constata que les portes coulissantes du Centre étaient hermétiquement fermées.

  • Oh m… !

L’électricité avait claqué dans la nuit, et il était quatre heures de l’après-midi… Contrarié, Jordan s’adossa contre l’entrée du Centre, regarda les quelques passants : un joggeur jambes nues, une dame qui promenait son chien, un homme avec un casque sur les oreilles. Ce dernier, malgré sa tenue de métalleux, intrigua Jordan, qui alla le voir.

  • M’sieur ?
  • Tiens !

Et le métalleux enleva son casque.

  • Si vot’téléphone ou vot’appareil est pas déchargé, j’peux écouter avec vous ?

L’autre éclata de rire, et commença par dire :

  • Bonjour jeune homme. Tu veux écouter Iron maiden avec moi ? Tu connais ? C’est un CD, regarde.

Il tira son appareil de sa grande poche, que Jordan n’identifia pas, et il demanda ce que c’était.

  • Ça me permet d’écouter mes CD sans avoir besoin de l’électricité. Ces vieilles machines sont très utiles, un jour comme aujourd’hui !
  • Et aille… euh… aille lonne… c’est quoi ?
  • Iron maiden. De mon temps, on appelait ça du hard rock.
  • Euh… non, j’y tiens pas en fait.

Et Jordan s’en alla, sans savoir quoi faire. Il se serait bien caché dans le Centre commercial, à observer, mais nulle part, il ne pouvait se mettre à l’abri de la pluie. Il manqua heurter un vieux couple qui marchait main dans la main, à cause de sa capuche. Alors il fit quelques pas en direction de la piscine, mais il vit que les portes coulissantes ne fonctionnaient pas davantage. Alors il eut un gros soupir, pensa à un ballon. Il en avait un, de foot, dans sa chambre. Ah ! S’il ne pleuvait pas ! Jordan se mit sous l’auvent de la piscine, se disant qu’il n’avait rien de mieux à faire que d’observer. Mais peu de piétons passaient. Il y eut un skateur qui faillit tomber en voulant l’éviter, ce qui lui valut un « connard ! » bien senti. Jordan eut un « ta race ! » discret, mais l’autre avait filé. Et il s’assit comme un malheureux.

  • Bonjour jeune homme, ça ne va pas ?
  • Hein, quoi ?

La vieille dame aux cheveux follets répéta sa question, gentiment, tout en se rapprochant de l’adolescent.

  • Tu es trempé, ajouta-t-elle.
  • Et alors ? maugréa Jordan. Ça va, j’m’ennuie, c’est tout !
  • Et tu es sorti. Peut-être que tu ne sais pas où est la bibliothèque ?
  • La quoi ? J’regarde les gens.
  • Non, tu as ta capuche qui te cache les yeux.
  • Qu’est-ce ça peut vous foutre ?

Si Sylvie était heurtée par son langage, elle ne le montra pas.

  • Il ne passe pas grand-monde.
  • I passe pas quoi ?
  • Il n’y a pas beaucoup de monde.

Jordan grommela quelque chose qu’elle ne comprit pas, mais elle n’était pas idiote.

  • Tu as l’air jeune, même si tu es déjà grand.

Et elle-même n’était que de taille moyenne.

  • J’ai onze ans.
  • Et c’est les vacances.
  • Y a rien à faire.

Jordan regarda très vite les alentours, donna un coup de pied en l’air.

  • ‘Peux même pas appeler les copains. Tous les appareils… La panne !
  • Ça s’appelle un black-out.
  • Un quoi ?
  • C’est une expression anglaise.
  • J’suis nul en anglais.

« Et en français aussi, je dirais », pensa Sylvie.

  • Si tu veux, je peux y remédier.
  • Vous pouvez quoi ?
  • Il y a une bibliothèque à cinq cents mètres.
  • Une bib… euh… Quoi ?
  • Une bibliothèque. Pour lire. Il n’y a rien de tel, quand on s’ennuie.

Enfin, Jordan leva le nez.

  • C’est un truc de vieux !
  • C’est bon à tous les âges. Viens avec moi, tu ne perds rien, pas même du temps. Que dirais-tu d’un bon chocolat chaud ?
  • Y a le blackat…
  • Black-out, dit Sylvie en détachant les syllabes. Mais je peux encore faire chauffer de l’eau, du lait… et cuisiner un peu.

L’argument fut décisif.

  • Okay.
  • Comment tu t’appelles ? Et viens sous mon parapluie, comme ça tu pourras enlever ta capuche.

Jordan eut un rire gras, répondit et alla sous le parapluie sans obéir au dernier conseil. Ainsi, il suivit Sylvie jusque chez elle. Elle vivait dans un grand appartement avec des livres presque dans chaque pièce, qui mirent le jeune homme mal à l’aise, et il tordit le nez. Sylvie appela :

  • Velours ! Tulipe ! Il y a un jeune homme à réchauffer !

Sur un fauteuil, une tête tigrée se leva, tandis qu’un autre chat, blanc, arrivait à fond de train. Il renifla le bas du jogging de Jordan, qui se pencha sur lui, charmé :

  • Comment i s’appelle ?
  • Lui, c’est Velours.
  • Ça veut dire quelque chose ? J’peux l’caresser ?
  • Vas-y.

Il s’agenouilla, et le chat se laissa faire.

  • Tout doux !
  • Le velours est un tissu très doux. Comme son poil. Mon autre chat s’appelle Tulipe, c’est une femelle. Mais tu sais, les chats n’aiment pas l’eau, et…
  • Miaaaou !

Et Velours fila, mouillé tout à coup.

  • Ta capuche. Tu es trempé, tu devrais enlever ton… sweat, je vais le mettre à sécher et préparer un chocolat bien chaud.
  • ‘rci Sylvie !

Elle vit que Jordan était plutôt mignon, avec ses cheveux coupés ras, ses yeux noisette. Elle le fit asseoir dans le séjour, près d’une petite table, dans un fauteuil rembourré, et Tulipe vint le rejoindre. Dix minutes plus tard, dans cette atmosphère chaleureuse, les mains sur sa tasse chaude, Jordan commençait à sourire. Son regard fut attiré par une grosse boule où dominait le bleu. Il ne voyait que l’océan Pacifique et, curieux, il s’approcha.

  • C’est pas un ballon !

Cela fit rire Sylvie. Elle lui montra l’Europe, la France, qu’il reconnut.

  • Mon frère dit qu’la Terre est plate.
  • Elle est ronde, et elle tourne autour du Soleil. Où ton frère a-t-il vu ça ?
  • L’ordinateur, les copains.
  • Ce sont des âneries.
  • Des quoi ?
  • Toi, tu as grand besoin d’un dictionnaire.
  • Quoi, dictionnaire ? Peuh !

« Il ne sait pas chercher dedans, à coup sûr », pensa Sylvie.

  • Lire n’est pas un « truc de vieux », comme tu dis. Ceux qui écrivent réfléchissent, ce qui leur évite les bêtises, en principe. J’ai beaucoup lu, et voyagé, aussi. J’avais épousé un Portugais, sais-tu où est le Portugal ?
  • Non.
  • Je te montre.

Sylvie montra aussi la Finlande, lieu de ses lointaines origines, mais avoua qu’elle préférait les pays chauds et ouverts sur la mer. Jordan avait entendu parler de Rome au collège, elle lui montra, sur le globe terrestre et aussi dans un atlas. Alors il essaya de surmonter sa réticence, pour jeter un coup d’œil sur les bibliothèques. Les murs en étaient couverts, ainsi que d’une reproduction impressionniste, et d’une autre, de Van Gogh. Tout cela dégageait de la chaleur. Mais Sylvie ne força pas, car elle avait très bien compris de quel milieu il venait. Elle dit seulement :

  • Fais comme tu penses. Est-ce que tu t’ennuies encore ?

Jordan dut admettre que non. La boisson chaude lui avait fait du bien, et Sylvie lui avait donné deux crêpes au sucre, qu’il avait jugées délicieuses, avec ses mots à lui.

  • Peut-être que tu préfères parler ?
  • Ça dépend d’quoi.
  • Quels sont tes centres d’intérêt ?
  • Le foot, les jeux vidéo.
  • L’école ?
  • J’suis au collège. J’aime que le sport, et j’suis pas trop nul en maths. Le reste…

Et Jordan eut un geste évasif.

  • Tu étudies une œuvre, en français ?
  • Oui. Marcel Pagnol, Le gloire de mon père.
  • C’est une bonne idée.

Mais il tordit la bouche.

  • Bof.
  • C’est vrai que la région de Marseille est loin d’ici… « Tu me fends le cœur ! » s’amusa Sylvie en prenant l’accent.

Comme Jordan ne comprenait pas, elle ajouta :

  • C’est une scène très connue, de la pièce Marius. Je connais un peu l’accent provençal, j’ai fait plein de rencontres, lors de mes voyages. J’ai des jeux de cartes, si tu veux.
  • J’sais jouer à Uno.
  • Je n’en ai pas, je n’ai qu’un jeu classique, de trente-deux ou cinquante-deux cartes. On peut jouer à la bataille.

Jordan se laissa faire, et gagna la partie. Velours et Tulipe l’avaient suivie du coin de l’œil, et il les caressa encore.

  • Tu aimes les chats.
  • J’en ai jamais eu.

Sans un mot, Sylvie se leva, et fouilla dans ses livres, pour lui en tendre un : Histoire du chat et de la souris qui devinrent amis de Luis Sepulveda.

  • Je te le prête. Si tu as envie de le lire, on peut comprendre Sepulveda à tout âge. Je serai la petite souris.

Jordan sourit.

  • Okay, mais alors, j’vous l’rendrai.

Peu après, Sylvie reprit sa voiture, pour ramener Jordan chez lui, et monta. Malgré ses soixante-dix ans, elle était en forme, et les cinq étages ne furent qu’une formalité. Comme il faisait noir, la mère de Jordan avait allumé des bougies, et dit à Sylvie :

  • ‘fin j’en ai récupéré un ! Merci m’dame !
  • De rien. Si vous avez besoin, vous pouvez me trouver rue des pèlerins, au numéro vingt-trois, Sylvie Do Carmo.
  • J’tâcherai de m’en souvenir. Jordan, dis merci !
  • Merci Sylvie. Et aussi pour l’livre.
  • Toi, un livre ?
  • J’vais même le lire c’soir. T’as mis une bougie dans ma chambre ?
  • Je vais en faire autant de mon côté, fit Sylvie. Je reviendrai pour récupérer mon livre.
  • Mais personne peut joindre personne ! rétorqua la mère.
  • Alors je viendrai demain ou après-demain, vers quatre heures et demie. Comme tu préfères, Jordan.
  • Demain. J’l’aurai lu.
  • Brave petit, murmura Sylvie, et elle prit congé.

Le lendemain, la mère, Priscilla, fut épatée par son petit dernier : il avait lu le livre de Sylvie d’une traite, et parcouru le journal, qu’elle avait acheté avec quelques bouteilles et boîtes de thon.

  • I’ parlent que d’ça, dit-elle à Sylvie quand elle revint. De ce méga black-out, mais j’ai pas compris d’où ça v’nait. En tout cas, l’électricité marche toujours pas, et je suis inquiète, car ma fille est toujours pas rentrée…
  • Si vous savez où elle est, vous devez pouvoir vous y rendre, mais si vous ne savez pas…
  • Justement, j’sais pas. Et j’ai un autre gamin avec une jambe dans l’plât’…
  • Que lui est-il arrivé ?
  • Un bête accident d’scooter, i’ pleuvait…

Priscilla en aurait pleuré. C’était la mère qui s’exprimait, et Sylvie le comprit aussitôt.

  • Jordan n’avait pas l’air de savoir qu’on pouvait faire la cuisine avec un Butagaz, peut-être que vous n’en avez pas ? Je peux vous aider, si vous voulez….
  • J’veux rien vous demander, madame, j’vous respecte, vous êtes âgée et hier, vous vous êtes occupée d’mon deuxième fils… Maintenant, i’ m’parle de chats !

Sylvie eut un sourire.

  • Mais si c’est moi qui vous le propose ?
  • J’peux même pas vous proposer d’thé ! A moins qu’vous aimiez l’Coca ?
  • Laissez, madame Thévenet. Il y a des solutions. En fait, je vous emmènerais bien chez moi.
  • Avec mon grand et sa jambe ?
  • On peut le soutenir dans l’escalier. Ce sera juste un peu long. Jordan est grand. Vous n’avez pas d’autre homme ?
  • J’sais pas les garder.
  • Et moi, je suis veuve et mes filles sont grandes. Venez donc voir mes chats. Unissons-nous dans l’adversité.
  • Priscilla comprit le « unissons-nous », et accepta. Aussi Sylvie emmena tout ce petit monde dans sa voiture, en faisant très attention à Kevin, qui ainsi fit stoïquement le trajet. A vrai dire, cela ne dura qu’une dizaine de minutes. Sylvie n’était qu’au deuxième étage, dans un immeuble moderne, et Kevin put monter sans trop de mal. Elle l’installa dans son canapé, mais en voyant les bibliothèques, Priscilla s’exclama :

  • Mon Dieu ! Mais vous datez de quand, madame Do Carmo ?
  • Jordan eut un petit rire.

  • Il y en a tellement ! Put… purée !
  • J’étais bibliothécaire, j’ai fait des études de Lettres. Et les livres sont tout ce qu’il nous reste, quand il n’y a plus de télévision, de radio…
  • De jeux vidéo, grinça Kevin. Et j’peux pas jouer au foot. Oh, le chat !
  • Velours s’était mis à ronronner contre le plâtre du jeune homme, qui se détendit.

  • Mettez-vous à votre aise, leur dit Sylvie. Je vais préparer un bon chocolat.
  • Mais comment ?
  • Donc vous ne connaissez pas le Butagaz. Vous n’avez jamais campé ?
  • Mes parents avaient pas assez d’argent, et j’ai quat ’frères et sœurs. J’ai bataillé pour avoir l’confort moderne, même sans diplôme.
  • La modernité ! Mes petits-fils ne savent même pas lire l’heure ! Mais ce matin, ils étaient contents d’avoir des livres, de jouer à des jeux de société… Les miens sont classiques, mais maintenant il faut du clinquant, que ça aille vite, la société actuelle ne sait pas vivre, madame Thévenet ! Ce black-out révèle les failles du monde moderne ! Maintenant que nous avons du temps, nous allons y remédier, n’est-ce pas ? Ça y est, on parle dans les magasins, sans écouteurs pour gêner les conversations ! Et c’est bien plus chaleureux comme ça, vous ne trouvez pas ?

Priscilla baissa la tête, car elle sentait bien qu’ils en étaient victimes, elle et ses enfants. Elle ne comprenait pas tous les mots que Sylvie employait, mais elle comprenait l’idée. Son hôtesse crut la deviner.

  • Excusez-moi, j’ai été un peu vive, reprit-elle. Je reviens dans une dizaine de minutes.

Quand elle revint, avec quatre tasses fumantes, Priscilla regardait les lieux, et les deux frères câlinaient chacun un chat. Priscilla osait à peine toucher tout cela, très intimidée : il y avait Diderot, Voltaire, toute la série des Rougon-Macquart de Zola, Théophile Gautier ou d’autres auteurs plus récents, pas uniquement français. Mais Collodi, Cavafy, Camoens, Paasilinna, étaient eux aussi de parfaits inconnus pour elle. Quant aux chats, elle se méfiait de leurs griffes, et surveillait Velours du coin de l’œil, à cause du plâtre de Kevin.

  • J’ai encore des crêpes.
  • Cool ! s’exclama Jordan.

Priscilla et Kevin n’avaient rien mangé de chaud depuis deux jours, et apprécièrent. Pour ce dernier, Sylvie lui avait apporté son goûter sur un plateau, et posé son chat par terre.

  • Velours ! C’est joli ! fit Priscilla.

Elle s’enhardit à le caresser, et il frotta son museau contre sa main.

  • Qu’t’es doux ! J’travaille dans une usine de confection.

A vrai dire, le mot « ouvrière » lui arrachait la bouche, surtout dans une si belle maison. Comme Sylvie la regardait, elle baissa les yeux, termina une crêpe.

  • On sent qu’c’est vous qui les avez faits…
  • Oui. J’aime cuisiner.
  • Maint’nant qu’tout est arrêté, j’ai l’temps, mais j’ai pas vot’matériel… Montrez-moi vot’But… machin.

Sylvie le lui montra, une fois qu’ils eurent pris leur goûter et fait une longue partie de petits chevaux. La cuisine sentait bon la crêpe, la sauce tomate. Priscilla vit l’heure sur la radio, sursauta.

  • Comment qu’on va rentrer, dans l’noir ?

Sylvie reconnut qu’elle n’y avait pas pensé. Alors elle les retint jusqu’au lendemain, elle avait tout ce qu’il fallait, et Jordan dormit avec sa mère, après avoir commencé Pinocchio, de Collodi. Priscilla s’était émerveillée sur un beau livre de photos prises un peu partout dans le monde. Kevin, quant à lui, découvrait Prosper Mérimée, et il dit, le lendemain matin, que ces nouvelles fantastiques lui plaisaient. Il avait repéré les dictionnaires de l’appartement, et les utilisait, se déplaçant avec ses béquilles. Mais il n’avait pas voulu bouger du canapé du salon, où il s’était trouvé bien, avec Velours et Tulipe.

Constatant tout cela, Priscilla en fut curieuse, lut le Sepulveda que Sylvie leur avait prêté. En en parlant, Jordan lui dit :

  • C’est Sylvie, la souris.
  • Oui mon grand, fit sa mère, amusée.

Elle était vêtue d’une chemise de nuit de l’une des filles de Sylvie, et était toute décoiffée, souriante dans ces dentelles.

  • On va rentrer, non ?
  • Pas avant que je vous fasse un vrai repas chaud. Une spécialité portugaise, vous m’en direz des nouvelles.

Personne ne comprit l’expression, mais leurs papilles, au moment venu, furent toutes réjouies. Pendant que le plat chauffait, Sylvie ouvrit deux fois à des voisins, qu’elle soutenait aussi. Elle avait allumé sa radio à piles, ils eurent des informations : la panne continuait, la cause en étant inconnue et introuvable. Ils jouèrent encore aux petits chevaux, et Sylvie lut, avec l’accent, la partie de cartes de Marius à ses hôtes, ce qui les détendit. Alors Jordan emprunta le livre. Mais une fois chez eux, Sylvie dit à Kevin de rester dans sa voiture. Ce dernier la vit revenir, tirant une valise, sa mère et son frère chargés aussi.

  • Sylvie nous a proposé d’s’installer chez elle, lui dit Priscilla. T’en dis quoi ?
  • Cool ! Et t’as rien oublié ?
  • J’crois pas.

Ils chargèrent le coffre des deux voitures. Quand ils rentrèrent chez Sylvie, une voisine, qui avait fait du pain perdu, les attendait. Celle-ci avait aussi des revues féminines, et des aiguilles à tricoter sortaient de son sac. Alors Priscilla décida de s’y remettre, et alla acheter du matériel pour le tricot. Jordan avait un ballon, joua un peu plus tard avec les enfants des voisins de Sylvie. L’immeuble de celle-ci n’avait que quatre étages, et trois appartements par niveau, donc était de dimensions plus humaines que le leur. Sylvie, puis ses voisins, firent parler Priscilla, qui se mit à lire Au bonheur des dames de Zola, sur le conseil de son hôtesse. Et elle enchaîna avec le livre d’un Japonais sur les chats, qui lui plut beaucoup ?

A la rentrée, chacun se relaya pour emmener Jordan et Kevin qui au collège, qui au lycée professionnel, à l’hôpital, et les deux garçons retrouvèrent leur sœur, qui avait été hébergée par l’amie avec qui elle était lorsque le Black-out s’était déclenché, et qui perdurait. L’Europe entière était bloquée, et redoutait de jamais voir revenir l’électricité. Camilla fut heureuse de constater qu’il y avait des gens de bonne volonté, chaleureux, à commencer par Sylvie, qui aidait tous ceux qu’elle voyait. Les bibliothèques se mettaient en commun, on se racontait des voyages, on se lisait des histoires, on jouait des pièces, comme ça, pour le plaisir.

  • Tout cela me rappelle un livre de René Barjavel… dit un jour le voisin du dessous de Sylvie.
  • On veut le lire ! lança Kevin.
  • Ça parle d’une apocalypse… Peut-être que je peux le retrouver…
  • Je préfère les histoires d’amour de Pagnol, déclara Jordan, qui avait lu toute la « trilogie marseillaise ».

Je ne sais pas si l’électricité est revenue, depuis le 25 octobre 2024, mais je crois que tout à coup, le monde est devenu plus vivable qu’au temps des nouvelles technologies…

 

 

 

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