Plein gaz ! - Et tu te souviens, quand nous nous
Plein gaz !
- Et tu te souviens, quand nous nous arrêtions chez le boulanger ? Il te fallait toujours une chocolatine !
- Ah, mamy, j’en ai encore le goût dans la bouche ! Toute chaude, avec le chocolat qui fond, qui dégouline…
- Oui, combien de fois j’ai dû t’essuyer le museau ! Tu n’as pas changé, tu sais !
- Pourquoi, j’ai renversé de la Chantilly sur mon tee-shirt ?
La petite grand-mère éclata de rire. Bien qu’elle fût en fauteuil roulant, elle avait toujours du goût pour la vie, surtout à chaque fois qu’elle voyait sa descendance. Son petit-fils, le cadet de sa fille, particulièrement. Ils avaient le même humour, et étaient très attachés l’un à l’autre. La maman de Julien avait commencé par avoir des jumelles, alors son petit garçon s’était senti mis à part dès le début. Et à vingt-cinq ans, il adorait toujours sa grand-mère. Quelques années plus tôt, il l’avait aidée à récupérer d’une mauvaise chute et, avec sa mère, ils avaient décidé de la « placer », comme le disait elle-même la grand-mère, Huberte. Son fils était trop souvent aux abonnés absents, il avait rapidement dit oui, peut-être même sans prendre le temps d’y réfléchir vraiment. Heureusement, Huberte avait une philosophie à toute épreuve. Même diminuée, elle faisait encore pas mal de choses, du tricot, jouer au tarot avec ses voisins de la maison de retraite ou sa famille, partager ses lectures… Elle était aussi encore coquette, son chignon toujours impeccable, parée de jolis bijoux. Tout le monde l’appréciait. Mais son moment préféré, c’était avec Julien, quand il venait passer du temps avec elle. Il était un des rares à la sortir de la maison de retraite, et ils faisaient de grandes balades, ou allaient boire un coup à Toulouse même, la ville natale d’Huberte.
Cependant, le temps passait, et après avoir liquidé leurs glaces, Julien poussa sa grand-mère dans les rues toulousaines, en direction de la voiture, garée non loin de la place du Capitole. Julien avait pris la précaution de prendre la place « handicapé » à laquelle sa grand-mère avait droit. Il était rompu à l’exercice, pour l’asseoir sur le fauteuil du copilote, mais plus tôt dans la journée, il s’était bien fatigué, à jouer au foot avec ses copains. Le sachant, Huberte ne se plaignit pas. Elle eut un petit « ouch ! », et Julien s’excusa de nouveau.
- Ça va quand même, mamy ? Veux-tu un coussin, quelque chose ?
- C’est gentil mon grand, mais rassure-toi, je suis bien installée.
- Tu n’es pas de traviole, j’espère ?
- Non non !
- Bon, je case le fauteuil à l’arrière.
Mais Julien était vraiment fatigué : le foot, cette virée… Sa grand-mère n’était pas bien lourde, mais après cela, il eut du mal à s’en sortir avec le fauteuil roulant. Il s’assit au volant, un peu inquiet. Huberte s’en aperçut tout de suite.
- Qu’est-ce qui te tracasse, Julien ?
- Je suis crevé.
- Ça arrive. Tu dormiras bien ce soir, voilà tout.
Julien eut un sourire.
- Et toi aussi, mamy ! Je vois que tu as le coeur content. Et moi aussi.
- Eh bien alors, où est le problème ?
- C’est vrai, ce que maman m’a dit ?
- Quoi donc, mon chéri ?
- Elle m’a raconté qu’en dehors de ta maison de retraite, même sur le parking, le personnel refuse d’aider les pensionnaires handicapés s’ils ne sont pas accompagnés de quelqu’un des leurs qui les aide à descendre de voiture, et à les remettre dans leurs fauteuils… C’est vrai ?
Huberte se racla la gorge.
- Malheureusement, oui, admit-elle. J’ai eu ce problème avec elle, et ta cousine Léa, aussi, encore une autre fois.
- Ouh là ! Oui, Léa est chétive…
- La pauvre, j’ai bien cru qu’elle allait se casser un bras ! Et moi, le coccyx !
- Et comment ça s’est terminé ?
- Un jeune motard est arrivé à temps pour nous aider. Ah, tu aurais vu ça ! En deux temps trois mouvements, et je fonçais sur mon fauteuil, et lui sur sa moto !
- Et tu te sentais d’humeur à faire la course ?
Cela les fit rire.
- Oh, moi je suis toujours d’humeur pour faire des bêtises !
- Sacrée mamy ! Et alors, tu as mis ta ceinture ?
- Bien sûr ! On fonce à la maison de retraite !
- Tiens ? fit Julien, et il démarra.
Ils sortirent de la ville, Huberte sifflotait un air de sa jeunesse, Julien riait.
- Tu ne mettrais pas la radio ? finit par demander Huberte.
- Si tu veux. De la musique moderne ?
- Oh, peu importe. Ce que tu veux.
Julien se mit à faire défiler la bande FM. Ils entendirent un peu de jazz, une émission satirique, un jeu... puis la météo. Julien laissa la météo, qui laissa place à un flash info. Ils l’écoutèrent distraitement. Julien avait dû baisser le cache devant lui, gêné par le soleil. Tout à coup, il sursauta.
- « Braquage à la voiture-bélier à Paris, place Vendôme… Les voleurs ont subtilisé pour au moins vingt mille euros de bijoux… »
- Mon Dieu ! s’exclama Huberte, avec son côté Castafiore.
- Pas fous, ils vont place Vendôme ! commenta Julien. Attends, les dégâts…
- « … sont importants. La devanture brisée, le bijoutier et sa collègue en état de choc… »
- Oh la la ! Je veux bien le croire ! fit Huberte, elle-même impressionnée. Tu imagines, tu serais à leur place ?!
- Oh, un direct du gauche inattendu en pleine tronche, et je le mets au tapis… Tu sais quoi mamy, ça me donne une idée !
Et Julien eut un petit rire. Huberte comprit qu’il préparait un coup à sa façon. Mais l’instant d’après, il baillait.
- Ouh là ! Regarde la route !
- Ne t’en fais pas. Je me concentre.
- Mais qu’est-ce que tu mijotes ?
- Tu comprendras quand nous arriverons. On va faire une entrée fracassante !
- Oh ! Voilà qui me plaît !
- Moi aussi, je suis toujours prêt à faire des bêtises !
- J’en accepte l’augure ! Je mettrais déjà une auréole sur ta tête d’ange !
- Euh, ça je ne sais pas !
Mais cela ne faisait rien, bientôt ils riaient tous les deux, en écoutant une radio diffusant du rock. Huberte, dans sa jeunesse et même plus tard, avait apprécié l’esprit punk, et parlait encore des premiers albums de Trust et de Metallica. La radio passait un des premiers Alice Cooper, et Huberte se mit à chanter. Julien s’en amusait, et puis cela le tenait éveillé. Il eut quand même encore quelques bâillements. Mais sa grand-mère y prêtait moins d’attention, elle était toute guillerette.
Enfin ils aperçurent la maison de retraite, et Julien tourna, dépassa le parking.
- Mais que fais-tu ?
- Tu vois ces portes vitrées ? Eh bien, plein gaz !
Et tous deux entrèrent dans le hall du bâtiment, dans un grand fracas de verre. La surprise passée, Huberte éclata de rire. Tout avait volé en éclats, mais à ce que Julien constata, ils étaient bel et bien dans la place. Il descendit de la voiture sourire aux lèvres, et se trouva nez à nez avec la dame de l’accueil, qui allait ouvrir la bouche pour protester, ou peut-être appeler le directeur. Mais Julien fut le plus rapide, en décochant un sourire charmeur qui, avec sa gueule d’ange, cloua la dame sur place.
- Bonjour madame, mais maintenant que nous sommes dans les Eucalyptus, pouvez-vous appeler quelqu’un, s’il vous plaît, pour faire descendre ma grand-mère de voiture, et la remettre dans son fauteuil roulant ?
- Vous ne manquez pas de toupet !
- Ce n’est pas la question ! Nous sommes bien dans le bâtiment, vous pouvez appeler un kiné ou une infirmière pour m’aider !
- Vous avez vu ça ?
- Si fait, madame. Je regrette d’en être arrivé à cette extrémité, mais je…
Mais Julien fut pris d’un long bâillement, et s’excusa. Furieuse, la dame retourna à son accueil, alors que l’attroupement était de plus en plus massif. De la petite Clio, Huberte faisait coucou à toutes les personnes qui passaient.
- Il est formidable, mon petit-fils !
Il n’empêche qu’il fallut s’expliquer avec le directeur, qui avait entendu le boucan provoqué par l’accident, et par ses pensionnaires. Huberte avait réintégré son fauteuil roulant, et très vite prévenu sa fille. Une heure à peine après l’entrevue, cette dernière était sur place. Le hall d’entrée avait été sécurisé tant bien que mal, et Julien avait mis sa voiture au parking. Elle avait des impacts sur le pare-brise, une vitre brisée, mais il avait jugé que ce n’était pas bien grave. Le plus ennuyeux, c’était l’état du hall, dont les portes avaient été défoncées… La facture s’avéra salée.
- Mais je m’en fiche, conclut la maman de Julien, tu as bien fait ! Il fallait le dire ! Mamy t’a raconté, pour Léa ?
- Oui. Même, je le referais : plein gaz !
© Claire M. 2017