Le conte se rebiffe. - Jonathan Harker… Peut-être
Le conte se rebiffe.
- Jonathan Harker… Peut-être aurais-je pu... peut-être… utiliser mon propre nom ?
Je me rendais compte que mon roman m’échappait. Son écriture m’avait pris beaucoup d’énergie, de temps, bien dix ans. J’y avais mis toute mon âme. Ce Jonathan Harker… Harker, Stoker… Oh, il n’était un secret pour personne que je m’étais projeté dans ce personnage. J’avais réellement vécu mon roman. Et j’avais fait en sorte qu’il se termine bien, ou le mieux possible. Il ne pouvait en être autrement, dans mon idée.
J’étais ainsi, pensif, la poitrine en feu, devant mon bureau. Ma femme, et mon fils alors en visite, étaient dans la maison, mais où ? Et je toussais, toussais, tout en restant plongé dans ma rêverie. Mon livre m’avait dépassé. Il était tard, mais j’essayais encore de rassembler mes souvenirs. La fin ne devait pas être loin. Je me mis à feuilleter ce damné roman, qui finissait par trouver son public. Qu’en penser ? Je me tournai vers le feu dans la cheminée, encore indispensable bien que ce fût le printemps. Je devais être fiévreux, car je crus entendre rire. Les étincelles voltigeaient. Je me levai, dans l’idée d’aller me coucher. Ma poitrine me faisait mal. Toute ma vie, j’ai dû me battre pour ma santé. J’écris ceci tant que je le puis encore.
- Florence ?
Pas de réponse. Je tentai ma chance avec mon fils.
- Noel ?
Mais je n’entendais que le feu crépiter dans la cheminée. J’allai à la porte, engoncé dans mon peignoir de nuit.
- Moi, je suis là ! Auteur maudit, qui a joué avec ma vie !
Je sursautai, me retournai. C’était un vieillard d’assez grande taille, à la longue moustache blanche, entièrement vêtu de noir.
- Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entré ici ?
- Comment… Vous ne me reconnaissez pas ?
Et l’être ouvrit une bouche d’enfer, très rouges, aux canines acérées. Je hurlai.
- Un cauchemar ! C’est un cauchemar !
- Non, c’est bien moi ! Vlad ! Tu m’as tourné autour durant plus de dix ans ! Tu as fini par avoir ton succès, c’est grâce à moi ! A moi, entends-tu !! Eh bien, puisque c’est ainsi, à mon tour de te mener à la tombe !
Dans mon état, je ne pouvais guère m’échapper. Le comte n’eut aucun mal à fondre sur moi, alors que j’appelais à l’aide.
- Florence ! Noel !
- Tu n’as aucune chance ! Ils dorment… et d’un sommeil très profond.
- Vous… vous les avez hypnotisés ?
- C’est toi, que je veux ! Toi, Abraham !
Je me rebiffai.
- Abraham est mon père !
- Peu m’importe ! Ecris tes dernières volontés, vite ! Et je t’emmène… mais tu reviendras !
Etant donné ma mauvaise santé durant toute une partie de ma vie, mon testament était fait depuis longtemps. Mais je me tus, et écrivis ces lignes. Puisse le Ciel vous épargner, Florence et Noel ! Et rendez-vous plus tard, si je le puis…
B.S.
Et je me jetai sur ce vieillard valétudinaire qui n’était de toute façon pas loin de la mort. Son testament m’importait peu. Je venais des tréfonds de l’humanité, de l’Enfer, et entendais bien me venger. Il m’avait tué dans son roman, mais Vlad, le vrai, l’éternel, n’était pas qu’une légende. Depuis quelques siècles, je continue d’arpenter le monde, et de commettre quelques méfaits. Ce XXème siècle naissant m’inspirait. Le secteur des Balkans, auquel j’appartenais, était une véritable poudrière. Oui, j’étais revenu à Londres, et hors de mon roman, à présent ! Le pouvoir ! Le monde ! En me jetant sur celui qui m’avait rappelé à la vie, je pensai à tout cela. Et l’envoyai… à la non-vie. On avait coupé ma tête, mais pas mon cœur. Il suffisait de ne pas finir de lire ce fichu roman, pour me voir revenir parmi les hommes. Mon auteur tomba à la renverse, dans une giclée de sang frais, qui se mit à bouillir dans ma bouche. Diable ! Je l’aurais cru moins bon, vu son état de santé. Au contraire, je m’en délectais. Peut-être parce qu’il était mon auteur ? Le goût de vengeance a le goût du sang dans ma bouche… Je jouissais particulièrement de ce sang-là. Enfin je me relevai, régénéré. Et ris. La maison résonna.
- A bientôt, cher auteur !
Je ne doutais pas qu’il serait enterré dans les formes. Sa femme et son fils le découvriraient plus tard, alors je pus prendre le temps d’aller sucer le sang de quelques autres personnes flânant tard sur les trottoirs londoniens. Je revins quelques heures plus tard, avant la levée du jour, et me rendis invisible aux yeux humains.
Mais je ne pus réellement retrouver mon auteur que trois nuits plus tard, une fois que celui-ci fut enterré. A mon instigation, il ouvrit son cercueil de l’intérieur, et il poussa un grand cri.
- Grands dieux ! Où suis-je ?
- Me reconnais-tu, maintenant ? Nous sommes de la même race, dorénavant !
- Monstre !
Mon auteur avait retrouvé la vigueur de la jeunesse et, surtout, celle conférée par son nouveau statut, celle de l’Enfer ! Pour autant, je ne m’attendais pas du tout à sa réaction. Il sauta sur moi, et m’attrapa à la gorge. Nous roulâmes dans le cimetière.
- Qu’avez-vous fait ? Qu’avez-vous fait ? ne cessait-il de crier, en rage.
- C’est inutile de tenter de me blesser. Vous êtes aussi immortel que moi, à présent.
Et je me relevai, à grand’ peine, car il m’enserrait le bas du corps, et il avait de la force, le bougre ! Mais enfin, nous fûmes debout tous deux, et je m’inclinai légèrement.
- Réfléchissez bien, dis-je. Je suis immortel, et vous aussi. Prenez garde, néanmoins, au lever du soleil. A moins que… ?
Nous nous défiâmes du regard.
- Soyez doublement maudit, comte Dracula ! s’écria-t-il, sans révéler ses intentions.
- Mais certainement, mon cher ! Et que diriez-vous de faire équipe… pour une petite guerre dans les contrées des Balkans ?!
- Vous n’êtes qu’un monstre ! Disparaissez !
- Mais vous aussi êtes un monstre, à présent !
Et je disparus, riant comme un beau diable. J’avais tout mon temps…
D.
Florence, Noel,
Il faut que vous avertisse. Savez-vous ce qu’il s’est réellement passé, le soir du 20 avril ? Vous m’avez trouvé dans une mare de sang, j’imagine. Je ne devine rien dans cette maison, où je ne vois que des tentures noires. Mais je suis toujours là. Je viens de reconstituer l’histoire. Je ne peux vous approcher sans être tenté par votre sang, votre vie. Mais la vie d’un vampire n’est pas celle d’un homme. La vie d’un livre, peut-être. Mais à présent, pour ce qui est du livre, c’est trop tard. Par contre, vous pouvez me sauver. Allez au cimetière, enfoncez-moi un pieu dans le cœur, coupez-moi la tête mais, le plus important, brûlez mes restes. Sinon, vous aussi serez en danger de mort. Tant que je serai dans cet état, je ne pourrai vous protéger, pas même de moi-même, de mes propres griffes. Aussi je vous écris, cette nuit, et je laisse cette missive de façon à ce que vous la voyiez. Il y a aussi un autre feuillet, sur le petit bureau, racontant ce qui s’est passé. Je vous en supplie, écoutez-moi. Les vampires existent, parce que nous les avons imaginés. Les Transylvains les ont imaginés, et certainement aussi d’autres peuplades. Je sais mieux que personne comment s’en prémunir. Agissez comme je vous le dis. Et faites-le de jour. Si cela n’est pas accompli, et promptement, la famille Stoker ne s’en relèvera pas! De jour, vous ne craindrez rien.
Comprenez-moi bien : il faut contrecarrer les projets du comte Dracula. La guerre couve dans les Balkans, et je le crois capable de tout. Faites-moi trouver le repos éternel et, si vous le croisez, faites-en autant avec lui… Faites de lui un personnage de roman, rien de plus.
Je vous embrasse, oh ! si fort depuis l’Au-delà. J’aurais aimé vous serrer sur mon cœur avant de disparaître, chère femme, cher fils.
Yours eternally,
B.S.
Quand j’eus enfin compris ce qu’il s’était réellement passé, à la mort de mon mari, j’ai d’abord cru devenir folle. Cette lettre, datée du 24, et signée de mon Bram, après sa mort ! J’ai dû la lire et la relire plusieurs fois, et mon fils aussi. Noel m’a dit : « Nous nous battrons pour le repos éternel de Père. Si tu n’en as pas le courage, je le ferai, moi. » Et il y est allé ! Tremblante, je l’ai suivi au cimetière, dès le lendemain. Noel avait trouvé le nécessaire pour la besogne que son père nous avait assignée. Nous avons donc ouvert sa tombe. Ses yeux étaient fermés, son visage, blême sous sa barbe. Le seul indice prouvant ce qu’il était devenu était ses lèvres rouge carmin, sous la pression de canines plus longues qu’auparavant. Pour le reste, tout était normal.
- Ne regarde pas, Mère. Déplace seulement la veste, que j’atteigne le cœur plus sûrement.
Je m’exécutai, puis détournai la tête. J’entendis ensuite deux grands cris : un venu des profondeurs de l’Enfer ; l’autre, celui de Noel à la vue du sang de son père. Pour autant, il n’a pas flanché, et ça a même été vite. J’ai perçu que quelque chose était en train de rouler, et Noel a encore poussé un hurlement. En me retournant, j’ai cru m’évanouir. La vision était atroce. Mais j’ai mis la tête de mon mari dans un panier, et l’ai recouverte d’un linge. De son côté, Noel a enveloppé le reste du corps dans le linceul, puis nous avons vidé les lieux le plus rapidement possible.
J’écris ceci devant la cheminée, après une incinération pénible. Personne ne nous croyait. La lettre datée après la mort de Bram, et signée par lui, a finalement eu force de preuve. Mais quelle épreuve ! Pour ce que ce roman de mon mari nous a coûté, je veux œuvrer à son renom. Quant au comte Dracula lui-même, nous ne l’avons pas croisé, grâce à Dieu ! et je ne veux plus entendre parler de cet individu. Mais, par-delà les années, les siècles peut-être, je souhaite que le nom de mon mari soit reconnu, associé à cette œuvre majeure. Pour moi, étant donné ce qu’il s’est passé, la littérature ne sera jamais plus comme avant. Et, pour toujours, je vous en supplie, chers lecteurs, finissez de lire ce genre de romans ! Grâce aux écrits que mon mari m’a laissés, j’ai pu conclure cette histoire, et vous la livre. En attendant une future reconnaissance, fasse le Ciel que ça se calme dans les Balkans…
Florence Stoker.
© Claire M. 2017