A contre main J’étais ravi : je conduisais dans
A contre main
J’étais ravi : je conduisais dans cette magnifique campagne toscane, où les collines succédaient aux collines, sous le soleil de printemps. La Toscane, très verdoyante, se déployait sous mes yeux. Je tenais le volant avec mes deux mains, avais par moments un regard pour ma compagne, qui se laissait conduire, un joli sourire aux lèvres. Je me sentais tout simplement bien. L’air était empli de beauté.
- Alors, on pousse jusqu’à Sienne ? proposai-je.
- Oh oui ! s’exclama Maria. Je voudrais voir la place en coquillage !
- Et le panorama est, paraît-il, splendide. Bon Dieu, que j’aime ce pays !
- C’est gentil.
Et Maria caressa mon bras.
- Ma belle Italienne…
- Fabien…
Elle avait du mal à prononcer mon prénom. Ainsi, j’arrivais à l’apprécier, moi, Fabien Mouret. C’était un pur moment de bonheur, comme je n’en avais jamais connu.
- J’espère qu’on arrivera vite, reprit Maria. Que je te serre dans mes bras…
- Sur ces petites routes, ce n’est pas sûr. Mais le paysage est si beau…
Maria n’était pas toscane, mais ligure. De la Toscane, elle ne connaissait que Florence, peut-être aussi les environs immédiats. Elle n’était pas très loin de la France, mais le français restait quand même exotique, pour elle. Moi, j’avais appris l’italien, par amour de la beauté, et de Maria. Mais mon accent me trahissait, ce qui me rendait séduisant aux yeux des Italiennes.
Nous allions donc vers Sienne, voire plus loin encore. Je voulais découvrir l’Italie avec elle, le pays de tous les fantasmes.
- Et après Sienne, on remontera vers Florence ? demandai-je.
- Partout où tu voudras. On n’est pas obligé d’aller directement à Rome. Prends ton temps. C’est vrai, que les petites routes ont leur charme !
J’aurais voulu l’embrasser, sur ses yeux noirs, sur ses cheveux qui, détachés, tombaient plus bas que les épaules. Maria était la plus belle. Sa peau restait laiteuse, et avec son rouge à lèvres carmin, je la trouvais follement italienne. Un vrai fantasme vivant. Et j’étais avec elle ! Je l’avais arrachée à ses parents, et nous avions pris la fuite, direction Rome, chez sa meilleure amie.
Sur les petites routes, impossible de nous retrouver. Nous tournions et tournions encore. J’avais délaissé ma Clio, en France, pour une voiture un peu plus grande, de location, immatriculée en Italie. C’était vrai : j’avais tout mon temps. J’avais pondu un best seller, l’année précédente, qui me permettait de vivre comme un pacha. A mon retour d’Italie (si je revenais !), j’écrirai un nouveau roman. Ou bien je m’installerai à Rome ? Je n’étais pas fixé. J’avais vingt-cinq ans, et toute la vie devant moi. Avec la belle Maria. Je voulais l’épouser, et que nous ayons des enfants. Ni rien ni personne ne m’en empêcherait. La vie est belle.
Enfin, nous arrivâmes à Sienne, qui est une ville tout en pentes, et je garai la voiture sur un petit parking. Nous descendîmes, et Maria demanda notre chemin, pour aller sur la place en forme de coquillage, la piazza del Campo. Maria pensait au Palio, au folklore local. Elle voulait que rien ne lui échappe, concernant la réalité de son pays. La Toscane était le berceau de la civilisation italienne, alors elle voulait tout voir. Nous marchions très lentement. Enfin, cette place. Elle nous arracha à chacun une exclamation. C’était vrai que le panorama était magnifique. Je ne savais plus où poser le regard. Maria me serra la main.
- Merci, dit-elle, et elle m’embrassa tout doucement.
- Tout le plaisir est pour moi…
Nous fîmes le tour de la place, puis allâmes nous asseoir à la terrasse d’un café. Je commandais les boissons, et nous restâmes là, à regarder. Je me demandais si nous irions dans la cathédrale, sur la place, alors qu’il faisait si beau.
- Ouah, eh, la beauté, là !
C’était un grand costaud, qui regardait Maria avec envie. Mon sang ne fit qu’un tour.
- Cette jeune fille est avec moi, dis-je fermement.
L’autre eut un clin d’œil insultant.
- Plus pour longtemps…
- Non. Elle est avec moi.
Maria posa une main sur mon bras, en signe d’apaisement. Je tentai de me calmer. Ce regard concupiscent sur ma copine me déplaisait, il m’était difficile de laisser passer ça. Je regardai Maria.
- Ce monsieur dit vrai. Nous sommes ensemble. Vos compliments ne servent à rien… grossier personnage.
Le grand costaud se mit en colère, m’attrapa par l’épaule et me fit lever. Je parai un direct du droit, projetai mon poing en avant. L’autre bougea à peine. J’étais un gringalet, à côté de lui. Pour autant, je ne me démontai pas.
- Sommes-nous obligés de nous battre pour un regard, euh…
Le mot « concupiscent » manquait à mon vocabulaire.
- Etranger ?
Je hochai la tête.
- Qu’est-ce que vous faites avec une Italienne ?
- C’est mon droit ! Je…
Je faillis dire une bêtise. Je voulus me rasseoir, mais il ne me laissa pas faire. Un poing s’abattit sur mon œil, je hurlai, et lui tombai dessus. Il fallut que le garçon de café nous sépare. Il envoya au diable l’homme qui m’avait agressé, et qu’il semblait connaître. Mon œil droit me faisait horriblement mal. Maria me rejoignit aux toilettes, m’embrassa sur l’œil blessé. Dans le miroir, je vis un énorme cocard. Le garçon nous rejoignit, une poche de glace à la main.
- Il mate toutes les belles filles… dit-il.
- Il est frustré, ou quoi ? fit Maria avec un air de dégoût.
- Peut-être bien.
- En tout cas, Fabien… tu as été héroïque.
- Je t’aime, dis-je, la poche de glace sur l’œil.
- Fabien ! appela une voix familière, ce qui le fit redescendre sur terre.
- Qu’est-ce qu’il y a, maman ?
- Le repas est prêt, mon grand.
- Je suis avec ma fiancée, dit Fabien, très fier.
Sa maman parut dans l’embrasure de porte.
- Fabien, je t’ai déjà dit de cesser d’écrire dans ces cahiers. Tu te fais du mal.
- Mais je n’ai que ça de plus que le chien !
- Tu dis toujours ça. Quitte ton… ta fiancée. Reviens ici. Tu t’illusionnes toi-même. Viens dîner.
Le jeune garçon était hébété, deux larmes perlèrent à ses yeux. Sa mère s’approcha.
- Oh, Fabien, dit-elle, et elle le prit dans ses bras.
- Faute de fiancée, je t’ai au moins toi…
Les larmes coulèrent plus franchement, sur l’épaule rassurante de madame Mouret. Maria, cette Italie lointaine… De son unique main, Fabien voulut essuyer ses pleurs, n’y parvint pas, dans les bras de sa mère, son handicap se rappelait à lui. Saurait-il conduire ? Saurait-il plaire à une Maria, se battre pour elle ? Et il pleurait, pleurait.
- Je n’ai pas voulu te faire du mal, mon grand.
Madame Mouret caressait le moignon à la hauteur du coude gauche de son fils.
- Pourquoi la vie est-elle si dure, maman ? Je voudrais tellement être entier !
- Je n’ai pas assez d’argent pour te payer une prothèse.
- Alors il faut que j’écrive. Un best seller.
- Ça ne se fait pas comme ça, Fabien. Il faut beaucoup travailler, ne pas le faire en dilettante. Ecris si tu veux, mais ne t’illusionne pas comme tu fais. Tu ne peux pas devenir un grand écrivain, à vingt-cinq ans, en claquant des doigts.
Fabien savait que sa mère avait raison. Elle sécha les larmes, le prit doucement par la main, et ils quittèrent la chambre.
Cette nuit-là, Fabien rêva que Maria venait le voir, et l’embrassait sur les yeux.
- Je me fiche de ton moignon, disait-elle, alors qu’il la prenait avec peine dans ses bras.
© Claire M. 2014