Transfiguration Quand Alice rentra chez elle ce
Transfiguration
Quand Alice rentra chez elle ce jour -là, elle entendit un grand "crapette!" puis des rires provenant de l'appartement à côté du sien, et cela lui provoqua un serrement au cœur. Elle appréciait sa voisine, qu'elle croisait quelquefois. Une très gentille vieille dame, d'ailleurs. Alice se sentait une attirance vers elle, mais n'osait le montrer, de peur d'être déçue. Derrière la porte, seul Fripon, un beau chartreux, l'attendait. Il eut un "miaou" expressif, et Alice le prit dans ses bras.
- Oh, mon petit prince à moi, fit-elle.
Fripon se laissait faire avec plaisir, et même, il se mit à ronronner. Cela émut Alice, qui mit le nez dans son poil. Le chat ferma les yeux, mais Alice ne tarda pas à le poser par terre. Le contact félin lui faisait du bien. Elle n'avait que lui, pour ainsi dire. Depuis la mort de ses parents, sa famille s'effritait. Alice avait un frère, plus âgé mais jeune grand-père, et une sœur, qui s'était expatriée en Suède et y avait rencontré l'homme de sa vie. Alice s'entendait bien avec ses neveux franco-suédois, mais ne les voyait pas souvent. Pourtant, elle avait appris un peu de suédois, par curiosité. Elle et sa sœur étaient des gens ouverts, rien à voir avec leur frère, un "horrible petit-bourgeois ", comme elles disaient.
Quant à Alice, elle avait été mariée, mais moins d'un an après, avait découvert que son mari possédait un véritable harem. D'où un divorce houleux, aussi rapide que leur mariage. Elle n'avait même pas eu le temps d'avoir un enfant. A présent, à presque cinquante ans, c'était raté. Le temps avait passé, et seuls des chats avaient partagé sa vie. Fripon était le quatrième. Celui qui lui avait fait surmonter l'épreuve du deuil de ses parents. Jamais Alice n'avait autant aimé un chat - et pourtant, Dieu sait si elle les aimait !
Pour ne pas penser, après avoir rangé ses affaires, elle alla s'abîmer sur Internet, pour écouter des podcasts d'émissions qu' elle appréciait. Elle avait tout son temps, il n'était que cinq heures. Elle avait le mercredi après-midi, pour pouvoir lire des contes à des enfants, à la bibliothèque municipale à côté de chez elle. Le mercredi était sa journée préférée, à cause de ce rendez-vous. Son travail de secrétaire l'ennuyait, mais il fallait bien vivre. Et encore n'était-elle qu' à mi-temps. Alice savait que l'on sentait sa fragilité psychologique. A cause de cela, elle ne pouvait travailler davantage. Son plaisir était de créer, lire des contes à un public adapté. Malgré son serrement au cœur à cause de la partie de crapette de sa voisine, Alice souriait. Fripon vint quémander encore des caresses.
Alice se levait pour vérifier la gamelle de son chat, quand on sonna à la porte. Comme elle n’avait pas de judas, elle ouvrit, et reconnut l’individu, au journal qu’il tenait en main : la Tour de garde. Elle prit un air pincé.
- Celui qui me fera croire en de telles inepties n’est pas né, monsieur.
- Quoi, Dieu, des inepties ?
Ils se toisèrent du regard.
- Je ne suis pas idiote, monsieur. Je suis contre tout prosélytisme. Allez vous faire voir ailleurs.
Et Alice ferma sa porte, tandis que le témoin de Jéhovah se décomposait. Elle grommela quelque chose, et alla se préparer un café, contrariée. La croyance en un dieu la dépassait. Alors elle but son café tout en feuilletant un magazine, Fripon à ses côtés. La tasse une fois vide, elle entendit de nouveau sonner. Elle s’approcha de la porte, méfiante, tendant l’oreille. Puis elle l’entrebâilla :
- C’est pour quoi ?
Le ton était quelque peu rogue, Alice aurait presque eu envie de cogner. L’idée d’un dieu bon lui était complètement étrangère, et cela lui mettait la rage au cœur, finalement. Elle estimait avoir trop casqué dans la vie, alors Dieu…
- Excusez-moi madame Mignot, je suis votre voisine !
Alice ouvrit la porte en grand, confuse.
- Pardon madame Lamarque, j’ai été importunée il y a un quart d’heure par un témoin de Jéhovah…
- Ah ! Ce n’est rien. Moi aussi. Je l’ai envoyé aux pelotes.
Les deux femmes se regardèrent, et Alice se surprit à éclater de rire avec sa voisine.
- Je vous en prie, entrez. Désirez-vous boire quelque chose ?
- Merci, vous êtes gentille, mais je voudrais simplement vous demander un œuf, si vous en avez, pour ma mayonnaise… Je ne veux pas vous déranger…
- Vous ne me dérangez pas du tout, au contraire ! Je suis une vieille mère à chat, j’ai tout mon temps…
Madame Lamarque dévisagea rapidement sa voisine. Alice n’était pas si mal de sa personne, elle avait même un visage avenant, si on passait outre la tristesse de ses yeux noisette. En outre, Alice savait s’habiller, malgré ses petits moyens. La vieille dame pensa « quel gâchis », même si elle ne connaissait pas l’histoire d’Alice Mignot.
- Vous n’êtes pas vieille, dit-elle gentiment. Moi, je pourrais sans doute être votre mère…
Alice baissa le nez, de plus en plus confuse. Avait-elle été maladroite ? La solitude la faisait quelquefois commettre des impairs.
- Il me semble que… vous avez des enfants ?
- Oui, j’en ai eu cinq. Une de mes filles est là avec les siens. J’aime tant leur faire plaisir !
Le regard de madame Lamarque, en revanche, était lumineux. La vieille dame irradiait de bonheur. Alice en eut un nouveau pincement au cœur.
- Je… je vais vous donner un œuf.
- Merci, vous êtes gentille.
Toutes ces petites « contrariétés », comme elle se le disait à elle-même, minaient Alice. Elle prit un œuf dans son frigidaire, mais elle se sentait si gauche, que l’œuf tomba et se brisa.
- Zut !
Elle en prit un autre, plus doucement, qu’elle se dépêcha de donner à sa voisine. Quelque chose la piquait à l’œil. Ce bonheur, qu’elle percevait chez madame Lamarque, lui brisait le cœur, à elle, la vieille fille qui n’avait rien su construire.
- Ça ne va pas, madame Mignot ?
- Excusez-moi.
Sa sollicitude la gênait. Alice avait envie de fermer la porte. Mais Fripon vint se frotter à ses jambes, ce qui la rasséréna. Alice eut même un petit sourire.
- Fripon, voyons !
Madame Lamarque regardait la scène, semblait comprendre. Elle saisit maternellement une des mains d’Alice, qui sursauta. Cela la surprit, et elle ne sut le masquer. Le regard triste, et le regard lumineux, se croisèrent. Alice ne le supporta pas.
- Vous pleurez ?
Alice voulut ravaler ses larmes. Fripon se mit à miauler.
- Mais pourquoi pleurez-vous ? Là… venez, madame Mignot. Excusez-moi, je pose l’œuf sur votre console.
Et madame Lamarque joignit le geste à la parole, et prit Alice doucement, très doucement, dans ses bras. Cela faisait des mois qu’Alice n’avait pas eu un tel contact. Seule sa sœur la prenait encore dans ses bras. La fois précédente remontait à Noël, et on était en juin. De tristesse, d’émotion, Alice ne sut se contenir. Elle pleurait, quand une voix féminine se fit entendre :
- Maman ?
Madame Lamarque serra un peu plus fort, avant de relâcher l’étreinte, et se retourna. Alors elle mit un doigt sur sa bouche.
- Laetitia, nous allons inviter madame Mignot à prendre un petit goûter, ça ne t’ennuie pas ?
- Oh non maman, mais que se passe-t-il ? demanda Laetitia en s’approchant.
Alice voulut fuir. Elle détestait montrer ses faiblesses.
- Non non, ne vous embêtez pas pour moi…
- Si, venez madame, maman et moi allons nous occuper de vous.
- Vous verrez, Laetitia est adorable.
- Mais…
La poigne douce de Laetitia sur le bras d’Alice décida cette dernière. Elle ressentit quelque chose d’ancien, très ancien, comme quand sa maman la consolait d’un gros chagrin.
- Merci, balbutia-t-elle.
Une fois dans l’appartement d’en face, Alice se sentit prise par une douce chaleur humaine : des enfants qui rient, un intérieur cosy orné de jolies fleurs, de plantes vertes, et une bonne odeur de chocolat. Madame Lamarque et sa fille la firent parler, pendant que les enfants jouaient ensemble, et pour la première fois depuis longtemps, Alice se sentit comprise. Lorsqu’elles se séparèrent, madame Lamarque lui dit :
- Je vous en prie, appelez-moi Elizabeth. Et venez aussi souvent que vous le voulez. Vous en avez besoin.
- Et nous enverrons toutes les deux les témoins de Jéhovah aux pelotes ! conclut Alice en riant.
© Claire M. 2017