à part les grèves...
Un regard qui tue.
- Bonjour madame. Je peux m’asseoir ici ? Vous avez un animal, on dirait ?
- Oui, un chat. Je vais vous faire de la place.
- Vous êtes gentille.
- De rien.
- Je peux voir votre chat ? Moi aussi j’aime les animaux. C’est un mâle, une femelle ?
- Une femelle. Une chatoune, elle a six mois. Tenez, voyez comme elle est belle.
- Oh ! Elle est très jolie ! (aussi jolie que sa maîtresse) Je peux…
- Si votre doigt le permet…
- Je… Ah, zut !
- Miaou !
- Elle me tourne le dos, c’est normal ?
- Elle n’a pas encore l’habitude du train, c’est pour ça. Je vais la reposer. Allez choupinette.
- (Et si douce avec ça, cette dame. En plus, elle a de beaux yeux. Quel dommage qu’elle lise…) Excusez-moi.
- Je vous en prie. C’est moi qui devrais m’excuser, je prends de la place.
- Vous venez de loin ?
- Oui, de Bordeaux, et je rentre à Lille, chez moi. Et vous, jusqu’ où allez-vous ?
- Jusqu’à l’aéroport Charles de Gaulle. Je pars chez mon fils, qui vit en Angleterre.
- Alors j’espère que je pourrais de nouveau m’étaler, après l’aéroport…
- Les chats n’ont pas de siège ?
- Aux prix que pratique la SNCF ? Elle est très bien dans sa boîte. Un sou est un sou !
- (Mais qu’est-ce qui lui prend ?) Excusez-moi si j’ai dit une bêtise…
- Vous n’avez pas d’animal ?
- Ma femme est trop maniaque. Je ne pourrais même pas avoir de poisson rouge… (Ah, j’ai réussi à lui arracher un sourire)
- C’est une petite présence. J’y tiens.
- Et votre compagnon, qu’en pense-t-il ? (Ouh là ! Comme dit la chanson, elle a les yeux revolver !)
- (Qu’est-ce que c’est que ce connard qui s’imagine que toutes les filles doivent être en couple ?! Il m’a bien regardée ?!) Moi, un compagnon ?
- Ce n’est pas une énormité. C’est rare, les jolies filles célibataires ! (Mais quel regard !)
- Je ne suis pas une jolie fille célibataire, mais une vieille mère à chats ! (Il va voir de quel bois je me chauffe, celui-là !)
- Mais non, vous avez l’air jeune au contraire… Trente-cinq ans ?
- Quarante-cinq.
- Tout n’est pas perdu. Mais pourquoi me regardez-vous ainsi ? Comment de si beaux yeux peuvent-ils être si durs ? On dirait…
- Dites voir ?
- De la… haine. (Glups ! Mais comme elle me regarde !!)
- Laissez-moi lire.
- Que lisez-vous ?
- Barbey d’Aurevilly.
- Qui ça ?
- Jules Barbey d’Aurevilly. Un dandy. C’est très fort et très bien écrit.
- (Connais pas. Un dandy ?) Il est connu ?
- J’aime les bons romans bien écrits. C’est… hard. Peut-être que c’est réservé aux initiés, je ne sais pas. Ce gars-là ne fait pas dans la demi-mesure.
- (Oh mon Dieu, si on part dans la littérature, je suis fichu !)Vous êtes prof, peut-être ?
- Oui, je suis professeur de latin. Et vous ? Mais peut-être êtes-vous à la retraite ?
- Oui, j’étais comptable. J’ai pris ma retraite l’année dernière.
- Vous devriez en profiter pour lire. Il n’est jamais trop tard pour faire sa culture.
- Je préfère m’occuper de mon jardin.
- (Allons bon, encore un inculte !) Humhum.
- (Zut, elle se replonge dans son… comment s’appelle l’auteur, déjà ?)
- (Non mais, qu’est-ce qu’il a à me zyeuter comme ça ? Encore un vieux satyre !) Vous cherchez à voir le titre ?
- Euh… Eh bien…
- Cherchez pas. Ça s’appelle Une vieille maîtresse.
- C’est-à-dire… Une vieille maîtresse d’école ?
- Non, une maîtresse. Comme les vieux satyres qui ne se satisfont pas de leur femme. (Celui-là va payer pour tous les autres !)
- (Je suis visé, là ?) Pardon. Je voulais simplement, euh… vous dire que vous êtes très jolie.
- J’ai l’impression que vous êtes en train de me jouer du Molière ! Tous ces vieux barbons qui veulent épouser des jeunettes au détriment de leur propre progéniture ! (Non mais des fois !)
- Ne le prenez pas comme ça ! Je sais reconnaître la beauté là où elle est, c’est tout ! Vous pourriez être une statue grecque !
- Vous me prenez pour qui ? Vous êtes tous les mêmes ! Je n’attire que les obsédés, ou quoi ?! (Mais qu’est-ce qu’il peut m’énerver, celui-là ! Il va me lâcher la grappe, oui ou non ?!)
- Excusez-moi madame, mais…
- MADEMOISELLE ! (Je les hais, je les hais tous autant qu’ils sont !)Il n’y a que les courbes, qui vous intéressent ! Et à votre âge, en plus !
- Je ne pensais pas à mal, mad… demoiselle.
- Ah oui ? Parce que vous croyez que je ne vous ai pas vu ? S’il ne faisait pas si chaud, vous ne verriez pas mon décolleté, et peut-être que vous me foutriez la paix ! Maintenant laissez-moi lire, et taisez-vous !
- (Oh nom de Dieu, on dirait qu’elle est vraiment fâchée… Pourtant je n’ai rien fait de mal, moi !) Non, je n’ai rien fait de mal !
- Vous ne vous rendez même pas compte de ce que vous infligez aux femmes ! J’ai une assez mauvaise opinion de moi comme ça, alors n’en rajoutez pas !
- Et comment puis-je le savoir, moi ? Avouez que c’est triste, d’avoir une… (jolie) voisine, et de ne pas pouvoir parler ! Vous au moins, vous n’êtes pas accrochée à votre téléphone…
- Je peux me mettre à écouter de la musique pour ne plus vous entendre ! Vous me dégoutez ! Ces vieux sont encore pires que les autres !
- (Non mais !) Je ne suis pas vieux ! Ne m’insultez pas !
- Alors laissez-moi lire, ou… Eeh ! Otez votre main de ma jambe ! TOUT DE SUITE !
- Au point où j’en suis !
PLAFF !
- Vous allez me laisser lire, maintenant ?
- (La vache, elle y va fort ! Ça fait mal ! On voit la trace de la main ?) Oui, je… Je vais aux toilettes. (On ne se méfie pas assez des profs de latin…)
- Et vous avez de la chance que les places soient réservées ! Sinon, j’irais voir ailleurs !
- Miaou ! (bien fait !)
- Bravo mademoiselle !
- Oui, bravo ! C’est vrai qu’il a une sale tête ! De porc !
- Et moi, mademoiselle ? Vous vous souvenez, je vous ai aidée à hisser votre valise ?
- Oui, merci monsieur, vous êtes très gentil.
- Si vous voulez, on peut parler de Cicéron ou de Suétone… Je suis historien, et je m’intéresse à l’Antiquité… (Elle a vraiment de beaux yeux !)
© Claire M. 2014
pour vous détendre dans le train, mesdemoislles et mesdames... Et bonne chance !