plouf !
La demoiselle de la mer.
- Le bateau prend l’eau !
- Le bateau, quel bateau ?
- Cette embarcation dans laquelle nous sommes, chien !
- Allah akbar ! Allah akbar !
- On va tous mourir !
- Que ceux qui savent nager sautent dans l’eau !
- On va couler !
- Bon sang, il n’y a donc personne qui sache nager ?
- Maman, j’ai peur !
- Allah akbar !
- Il n’y a pas une terre, pas loin ?
- Je ne vois rien, je…
Plouf !
- Allah ait son âme !
- A l’aide!
- Levez-vous tous !
- Ne…
Plouf !
- Ahmed ! Prends ma main !
La confusion était à son comble. Le bateau, ou plutôt les lambeaux du pneumatique surchargé, était presqu’entièrement submergé par les eaux de la Méditerranée. Certaines mères fermaient les yeux, serrant leurs enfants dans leurs bras, leur bien le plus précieux. Aïcha était partie vers l’Europe avec son dernier frère, le seul qui lui restait après avoir fui la Libye. Elle était entièrement voilée, et ne savait pas plus nager que les autres. Pourtant, tous deux avaient entamé cette traversée, de Tripoli à la Sicile. Ils ne pensaient qu’à fuir. Mais toute la famille devait passer. En se noyant, Aïcha s’empêtrait dans son voile. Elle était jeune, à peine vingt ans. Elle avait encore la force de se débattre, et parvint à se débarrasser de son niqab, mais en avalant de grandes quantités d’eau.
Aïcha fut toute surprise de se réveiller au fond de la mer, ouvrant les yeux, respirant comme un poisson. Elle regarda ses propres bulles, sonnée. Puis elle observa autour d’elle. Les poissons ne lui accordaient aucune attention. Le sol était jonché de cadavres. Aïcha voulut se mettre debout, mais en fut incapable.
- Mes jambes !
Elle se déplia et, à son grand effarement, se découvrit une queue de poisson, vert-dorée, jusqu’au nombril. Elle se débarrassa de son maillot de corps en tremblant. Aïcha découvrit ainsi sa gorge, pas très forte, mais agréable à regarder, et ses longs cheveux noirs, dans le mouvement, se mirent à flotter autour d’elle. Un chant s’éleva des entrailles de la nouvelle sirène. Un chant quelque peu hésitant, mais sa voix attira des poissons. Aïcha s’éleva, battit l’eau de ses bras, sans cesser de chanter, et sa queue tint son office de façon très naturelle. Le chant était de plus en plus assuré, fort. Aïcha se trouvait sous une pluie de cadavres, des hommes, des femmes qui n’avaient pas lâché leurs enfants. Allah akbar.
La jeune sirène émergea, et prit une goulée d’air frais. Elle avait perdu son dernier frère. Elle s’aperçut très vite qu’il n’y avait aucun survivant. Leur embarcation, qui ne méritait pas, en effet, le nom de bateau, lestée de ses migrants, s’enfonçait de plus en plus profondément dans la Méditerranée. Aïcha secoua la tête. Elle était seule, elle était sirène. Elle fondit en larmes. Puis son chant s’éleva de nouveau. Elle sentit que tel était son destin : chanter sa terre perdue, sa terre promise, la Sicile qui lui semblait si loin.
- Et si…
Les yeux noirs d’Aïcha se mirent à briller. C’était la folie des hommes, qui l’avait obligée à fuir. Eh bien, les hommes paieraient. Elle avait été contrainte de porter le niqab du seul fait d’être une femme, et à présent, elle ne se gênerait pas pour montrer ses appâts. Aïcha plongea, se reprit, s’amusa de sa nouvelle condition de femme libre. Puis, confiante, elle prit la direction de la Sicile, vers le nord.
Alors qu’elle atteignait Lampedusa, elle vit une embarcation semblable à la sienne, qui arrivait vers la côte de cette île. Le cœur battant, elle s’approcha. Le pneumatique tanguait dangereusement. Des femmes et des enfants vomissaient par-dessus bord, tandis que les hommes criaient « Terre, terre ! » Au loin, on apercevait de vrais bateaux, ceux des garde-côtes italiens. Aïcha voyait les hommes ne prêter attention à aucun des leurs, chacun priant pour sa propre survie, pour débarquer à Lampedusa – le territoire européen qui s’ouvrirait alors à eux. Elle plongea, et apparut auprès d’un homme qui faisait de grands gestes à l’attention des garde-côtes, à quelques centaines de mètres de là.
- Alors… beau marin ? Entends donc ma chanson !
L’homme ferma les yeux.
- Une femme ! Une femme qui sait nager ! Haram, haram !
Aïcha l’attrapa, et commença son chant. Sous l’œil effaré des garde-côtes, qui se rapprochaient, tous les hommes qui se trouvaient là plongèrent, pour se noyer si près, si près de la Terre promise. Aïcha ne cessait de chanter. Quand tous les hommes de l’embarcation eurent disparu au fond des eaux, elle se tut. Aïcha s’assit alors à demi sur le bord du rafiot, et parla aux femmes, les rassura. Puis elle replongea, et saisit le pneumatique de ses mains, pour le remorquer jusqu’aux bateaux des garde-côtes. Eux étaient chrétiens, et Aïcha savait qu’ils ne voilaient pas leurs femmes, que l’Europe serait un coin de paix de la Méditerranée. Elle aida les femmes et les enfants à débarquer sur les bateaux italiens, discrètement. Quand ce fut terminé, elle plongea de nouveau, et retraversa la mer jusqu’à Tripoli.
Il n’était plus question, pour Aïcha, de retourner vers la terre ferme, mais elle voulait revoir le port de Tripoli. Elle l’écuma pendant trois jours et trois nuits. Il n’y avait là que des hommes. Elle chanta encore et encore. Elle se fâcha, aussi, et s’aperçut ainsi qu’elle commandait à l’élément liquide. Puis, portée par les vagues, Aïcha se rendit enfin en Sicile. Elle fit tout le tour de l’île, en passant, à l’aller, par Lampedusa. Sur la côte, elle se posait, et observait la vie sur la terre ferme.
Un jour, une petite fille l’aperçut, et alla vers elle. Aïcha ne s’offusqua pas. Le bout de sa queue reposait dans l’eau, qu’elle battait paresseusement.
- Que vous êtes belle, madame !
- Non, pas madame, corrigea Aïcha. Je suis la demoiselle de ces mers. Que veux-tu, mon enfant ?
- Ma maman vous ressemblait… sauf pour la queue.
Et la petite fille baissa les yeux. Aïcha la regarda mieux. La peau de la petite était couleur caramel, comme la sienne.
- Comment t’appelles-tu ?
- Samira, demoiselle de la mer.
- Tu n’es pas italienne.
- Non, je suis tunisienne.
- Comment, les Tunisiens viennent ici ?
- Il y a des messieurs très méchants, là-bas, qui tirent sur les… les Européens. Surtout les femmes.
Le cœur d’Aïcha fit un bond, mais elle se contint.
- Je te remercie pour l’information, dit-elle. Je crois que je vais avoir du travail.
- Que voulez-vous faire, demoiselle de la mer ?
- Je ne le sais pas encore très bien. Mais je peux supposer que je vivrai très, très longtemps, et que je pourrai sauver les habitants de la mer qui m’a vue naître.
- Je ne savais pas que les femmes-poissons existaient vraiment.
- Tu n’as plus ta maman ?
- Elle a juste eu le temps de me confier à un garde-côte, il y a deux ans, avant de se noyer. C’est mon papa qui s’occupe de moi. Un Italien. Ma maman voulait s’installer en Europe.
Aïcha s’aperçut alors qu’elle n’avait plus la notion du temps. Deux ans ? Qu’étaient deux ans ? Depuis combien de temps était-elle devenue sirène ? Elle eut un gros soupir. Et si l’éternité passait vite ? Il fallait agir aussitôt. Le destin d’Aïcha n’était seulement de chanter. Elle débarrasserait sa si belle mer de ses cadavres, en récupèrerait les trésors. La Sicile était si belle, mais la Méditerranée si grande ! Aïcha se décida.
- Approche-toi de moi, Samira.
La petite s’avança sans peur. Aïcha se souleva, et la prit par les épaules pour l’embrasser.
- Bonne chance, petite. Moi, j’ai du travail. Un travail que tu n’imagines pas. Vas, et sois heureuse avec un Italien. Ecoute bien mon chant, souviens-toi de ma voix. Elle te soutiendra dans ta vie. Maintenant, au revoir !
Aïcha fit un signe de la main, et plongea. Elle émergea, et chanta pour Samira, le doux chant de la mer, de toutes les mères pour les enfants, des enfants qu’Aïcha, morte trop tôt, n’avait pas eu le temps d’avoir. Enfin, elle disparut dans les eaux, espérant très fort que l’avenir des femmes, et des hommes, serait meilleure grâce à elle.
© Claire M. 2016