nouvelle escapade dans les Landes
La forêt de Téthieu.
C’était un beau remue-ménage, ce matin-là au marché de Téthieu, un village près d’une forêt de chênes, au cœur des Landes.
- La bête a encore frappé ! entendait-on.
- La bête ? Vous voulez dire le…
Et, à voix plus basse : « Le dragon ? »
- Le dragon, oui !
- Ce n’est plus possible ! s’écria quelqu’un. Il faut faire quelque chose, ou tout notre bétail va y passer ! La semaine dernière, c’était les vaches du père Laborde, et hier, celles de Michaud !
- Je dirais même pire, dit le pêcheur d’anguilles, qui vendait là les produits de sa pêche dans le fleuve Adour, passant près de la forêt où résidait « la bête ».
- Ah bon ?
- Oui… Il y avait un veau qui n’avait pas fini de boire. La nuit tombait, et tout à coup je l’ai entendu gémir… Et là, j’ai aperçu le dragon. Bon Dieu, cette peur que j’ai eue ! Imaginez-vous une grande masse, noire, les ailes striées de roux, et une gueule rouge, mais rouge ! Vous pensez bien que dès que je l’ai vu, je suis parti en courant ! Pour un peu, j’en aurais oublié mes anguilles ! Quant à ce pauvre veau, il n’en reste plus que les os….
A ce récit, chacun trembla. A partir de ce moment, on se mit à chercher une solution. Des braconniers posèrent des pièges, mais le dragon ne s’y laissa pas prendre. Alors les chasseurs se mirent de la partie. Ils firent une première battue dans la forêt, mais en plein jour car ils avaient peur. Devant l’insuccès de l’opération, les plus hardis firent une battue de nuit, s’aventurant près de l’épaisse forêt de chênes. Le père Laborde y trouva lui-même la mort. Comme il avait perdu tout son bétail par la faute du dragon, c’était l’un des plus acharnés, mais le pauvre homme n’était à vrai dire plus très jeune. A son enterrement, il ne fut question que de la bête.
- Il nous faut un sorcier ! dit le voisin du père Laborde. Il n’y a plus que cette solution.
Tous furent d’accord. On alla donc chercher un sorcier, qui demeurait non loin de la forêt. On le disait expert en sortilèges. Il fit quelque chose avec des herbes connues de lui seul, prononça quelques sorts sur les chênes de la forêt où se frottait le dragon. Puis tout le monde attendit. Le premier jour, il ne se passa rien. Il faut dire que les paysans étaient très prudents, laissant leur bétail paître assez peu de temps dans la journée, évitant l’Adour et ne s’aventurant pas du tout dans la forêt. Le deuxième jour, comme il ne se passa rien non plus, ils essayèrent de reprendre confiance. Alors le troisième jour, ils laissèrent paître leur bétail toute la journée, et les paysans s’apaisèrent, pensant avoir fait le nécessaire. Hélas ! Le soir venu, on entendit un grand bruit au milieu des chênes, un rugissement. Vite, vite, on voulut faire rentrer les vaches à l’étable. Une gueule rouge sortit de la forêt, attrapant la dernière vache du troupeau, qui trainait la patte. Et ce fut la débandade. Tous se précipitèrent à Téthieu, sur la place du village. Les habitants reprirent leur souffle, et un jeune gars fila retrouver le sorcier.
- Vos sortilèges n’ont rien donné !
Le sorcier haussa les épaules.
- Alors cela dépasse mes capacités. Mais les femmes sont quelquefois plus malignes que les hommes. Allez donc voir la mère Cadetoune.
- Comment ? La vendeuse d’orties et de fruits de la forêt ? Mais c’est une vieille folle !
- Faites ce que je vous dis ! Vu la situation, c’est le meilleur conseil que je puisse vous donner. Moi, je ne peux plus rien faire pour vous.
Le jeune gars alla donc trouver la mère Cadetoune, et lui demanda de l’accompagner à la place du village. La mère Cadetoune était une vieille femme aux cheveux sales, mal attifée, et à qui il ne restait plus que quelques dents. Elle vivait seule, à l’écart de tous, à l’orée de la forêt. On la craignait un peu et, quand elle arriva, il y eut un mouvement général de recul. Le garçon qui l’avait amenée s’expliqua auprès d’elle.
- Ah, le dragon ! fit la vieille Cadetoune. Mais enfin, ces bêtes-là, ça aime la chair fraîche ! De la jeune fille, c’est un mets de choix qui lui faut ! Tenez, amenez-lui la plus belle… Me semble que c’est Maylis, la plus belle… La fille du chef du village ! Et encore, ça n’apaisera le dragon que pour un an… Mais enfin, c’est toujours un an de tranquillité de gagné ! Maintenant, laissez-moi rentrer chez moi, jeunes gens !
Et la mère Cadetoune rentra chez elle. L’assemblée restait figée sur place. La fille du chef ! Maylis, la plus belle, l’unique fille du chef ! Ce dernier, plus mort que vif à cette annonce, s’en fut trouver sa femme et sa fille, et leur expliqua la situation. Sa femme fondit en larmes, et Maylis déclara qu’elle irait, s’il n’y avait que cette solution. C’est alors qu’on frappa à la porte. Le chef alla ouvrir, et se trouva face à un beau jeune homme, venu du village voisin, Hinx. Ses parents étaient respectables, d’après ce qu’il savait, mais très pauvres. Ils ne possédaient pas de troupeau. Le jeune homme se présenta : il s’appelait Vincent, et déclara au chef qu’il était amoureux fou de Maylis et qu’il voulait tuer le dragon.
- Mais comment allez-vous faire ? Vous n’avez rien pour vous défendre !
- Le forgeron me fabriquera une épée. Cela dit, j’y mets deux conditions.
- Je vous écoute.
- Je souhaiterais les deux bœufs les plus gras de Téthieu et un baquet d’eau salée, et puis aussi la main de votre fille, si je parviens à vaincre le dragon.
Le chef, sur le moment, se gratta la tête. Marier sa fille à un homme certes beau, mais qui ne possédait rien ? Cela dit, ce beau gars, seulement armé de son courage, était prêt à risquer sa vie, et mourir pour Maylis. Alors le chef appela sa femme.
- Accorde-le-lui, dit-elle. Si jamais il y arrive, je veux bien lui accorder Maylis… Et puis, tiens, offre-lui donc la forêt de Téthieu. Un homme qui sait triompher d’un dragon saura s’occuper d’un grand domaine.
- Bien, dit le chef. Vincent, si je vous revois, je vous serais extrêmement reconnaissant.
- Merci, monsieur.
Et Vincent, le lendemain matin, prit les deux bœufs les plus gras du village, le baquet d’eau salée, et emmena tout cela à la forêt de Téthieu. Auparavant, il était allé à la forge, où il s’était fait fabriquer une épée magique, ornée de pierres précieuses. Puis il se rendit au bord du fleuve et attacha les bœufs aux chênes robustes de la forêt. Et il installa le baquet d’eau salée. Puis il se cacha dans les buissons, son épée à la main. Il n’eut pas à attendre longtemps : le dragon avait senti l’odeur et entendu les mugissements des bœufs, et se régala de la chair du premier, après l’avoir tué d’un seul coup de dents. Vincent tremblait devant la terrible bête, mais il attendit son heure, la main sur le pommeau de son épée. Le dragon mit davantage de temps à tuer puis manger le second bœuf. Il était repu. Après cela, il se précipita sur le baquet d’eau salée, le vida, mais bien sûr il eut soif, alors il but encore, dans l’Adour. Enfin, vaincu par une digestion paresseuse, il s’étala sur le côté droit, ferma les yeux et s’endormit. Vincent bondit alors de sa cachette, et lui enfonça son épée magique dans le cœur.
Il revint à Téthieu triomphant, et épousa Maylis quelques jours plus tard. Le chef écouta le conseil de sa femme, et accorda aussi à Vincent toute la forêt. Les deux jeunes mariés surent effectivement rendre ce lieu agréable et l’utiliser à leur profit. Ils construisirent une belle maison, où ils vécurent heureux et longtemps, avec leurs enfants. A ce jour, le domaine appartient toujours à leurs nombreux descendants.
© Claire M., 2017