héros moderne
Dans le jardin de la pieuvre.
Il était une fois un jeune homme, Hervé, qui était fils d’un président de la République. A l’inverse de son père, il avait assez mauvais caractère et manquait de sérieux à l’université. Il faut dire qu’avec son nom, on le repérait vite comme le fils du président de la République, et cela l’excédait. En réalité, tout l’énervait. Hervé aurait voulu être n’importe qui, s’appeler Dupont. De plus, il avait pris du physique paternel : robuste, blond aux yeux bleus, le front altier.
Ce jour-là, il n’avait pas voulu assister aux cours, et broyait du noir comme à l’accoutumée. Il avait mis de la musique, mais il écoutait d’une oreille distraite.
- Que le monde est mal fait, soupirait-il. Le fils du président n’est pas heureux. Et Natacha vient de me quitter…
Il finit tout de même par arrêter de grommeler, et il prêta plus d’attention à la musique :
- I’d like to be, under the sea, in an octopus’s garden…[1]
Là, Hervé se redressa.
- Mais oui ! Je vais m’en aller, et voir ce qui se passe au fond des mers. Au paradis des pieuvres !
Aussitôt dit, aussitôt fait. Hervé courut chercher sa brosse à dents, son portefeuille, son maillot de bain, et prit le manteau de son frère aîné. Une fois dehors, malgré le soleil il rabattit la capuche, et courut à la gare. Là, il prit le train pour Nice, un aller simple. En encaissant le chèque, l’employée le regarda avec curiosité.
- Alors c’est vous…
La mauvaise humeur d’Hervé refit surface.
- Oui, c’est moi, fichez-moi la paix bon sang !
Il saisit son billet avec colère et alla au Relais H acheter des journaux pour le voyage. Même jeu avec le vendeur. Les joues d’Hervé s’empourprèrent.
- Fichez-moi la paix !
Il prit ses journaux et partit sans même dire au-revoir.
Il arriva le soir à Nice, et en se promenant il tomba sur une jeune femme fort peu vêtue. Dans la nuit, elle ne le reconnut pas, et s’approcha de lui.
- Beau jeune homme, n’iras-tu pas t’oublier dans mes bras ?
L’image de Natacha s’imposa dans l’esprit d’Hervé, et il devint soudainement triste. Il secoua la tête.
- Non, murmura-t-il. Je veux prendre un bain. C’est tout ce que je veux.
- Tu ne connais pas Nice ? Je vais te mener à la mer, fit la jeune femme, dont les
yeux s’étaient mis à briller.
- Je vous remercie.
- Dis-moi tu ! Je m’appelle Irène.
- Hervé, fit sèchement notre héros.
Bientôt ils furent à la mer. Hervé chercha un coin de plage abrité des éclairages publics, et se mit promptement en maillot. Au grand étonnement d’Irène, il ré-enfila le manteau, et fourra ses vêtements dans les poches. Aux questions qu’elle lui fit, il répondit qu’il ne voulait rien laisser sur la plage.
- Si tu es à l’hôtel, je pourrais aller y déposer tes vêtements.
- Je ne suis pas à l’hôtel, je ne fais que passer.
- Et où vas-tu donc ?
- Au jardin de la pieuvre, répondit très sérieusement Hervé.
Irène éclata de rire à ces mots, et le prit par la main, l’entraîna vers l’eau. Comme il restait stupéfait de sa réaction, elle lui lança :
- Je vais t’y conduire ! Tu ne me crois pas ? Eh bien, regarde !
Elle plongea, battit l’eau et réapparut.
- Telle que tu me vois, je vais t’y conduire ! répéta-t-elle. Plonge, ne crains rien !
Emerveillé, Hervé regardait la queue de la sirène qui luisait sous les réverbères.
- Dépêche-toi ! Si quelqu’un d’autre que toi me voit ainsi, il est perdu !
Par civisme, et poussé par la curiosité, Hervé plongea à son tour. Elle le prit autour de ses bras et prononça une formule : il devint triton. Seul le manteau résista à l’enchantement.
- Tant pis, dit-elle, ce n’est pas grave. Suis-moi.
Il la suivit. Elle l’entraînait loin, très loin, de plus en plus profond dans la Méditerranée. Hervé constatait avec étonnement que plus il descendait, et plus l’eau était claire. Les poissons les regardaient passer sans être étonnés. La seule chose digne d’étonnement, à la vérité, était le manteau du triton. Les poissons venaient s’y frotter deux minutes, puis repartaient. Tout à coup, Irène s’arrêta.
- Nous allons arriver chez la pieuvre. Fais bien attention à ton manteau.
- Les tritons n’ont-ils pas de poche dans leur queue ? demanda Hervé avec un
sourire.
La sirène éclata de rire, ce qui se matérialisa sous forme de grosses bulles.
- Bien sûr que non ! Pour quoi y mettre ?
Hervé resta confondu, elle le prit par la main :
- Veux-tu y aller ou pas ?
- Oui !
Il se laissa conduire. La pieuvre avait une immense propriété sous la mer, gardée par des seiches.
- Que venez-vous faire ici ? demanda celle qui semblait en être le chef, expulsant un grand jet d’encre.
- Nous voulons simplement visiter le jardin, répondit Hervé.
- C’est dix coquilles St Jacques par personne, répondit la seiche.
- Je ne savais pas que c’était si cher, dit la sirène.
- Pas d’argent, pas de visite !
Hervé demanda à Irène quel était le change.
- Une coquille St Jacques vaut dix francs.
- Je peux vous régler en francs ? demanda Hervé, tirant son portefeuille.
- Pas de détritus dans la mer ! rouspéta la seiche. C’est dix coquilles St Jacques ou rien.
Irène se retourna, et claqua des doigts.
- Ne râlez pas. Voilà les vingt coquilles.
La seiche se radoucit, et les laissa entrer.
Hervé admirait la faune sous-marine, particulièrement luxuriante. Les plus beaux poissons y vivaient, et Hervé ne se lassait pas de les admirer. Tous deux arrivèrent à une épave gardée par des requins.
- On n’entre pas ! Ici réside la pieuvre.
- Nous ne voulons que voir le jardin, leur dit poliment Hervé.
- C’est bien. Mais ne repassez pas ici quand vous aurez fini.
Irène se le tint pour dit, alors qu’Hervé, insouciant, folâtrait avec les poissons, ébouriffait les algues. Il se prenait à chanter « Under the sea, in an octopus’s garden, wi-ith you ! » Bientôt il entendit derrière lui :
- Triton à la manque ! Tu ne sais pas chanter ! Qu’as-tu sur le dos ?
Hervé se retourna, alors qu’Irène, effrayée, lui faisait signe d’aller de l’avant. Mais Hervé l’avait vue : la pieuvre était là. Elle se tenait sur six tentacules, les deux derniers sur le haut de son corps. La pieuvre fit de grosses bulles, et répéta :
- Qu’as-tu sur le dos ?
- C’est… c’est le manteau d’un naufragé, répondit-il. Je n’espérais pas vous rencontrer, madame la pieuvre.
La pieuvre s’approcha de lui.
- Mais moi, si ! Alors, on fait le malin ?
Hervé resta interdit et, sans crier gare, la pieuvre lui arracha le manteau des épaules. Hervé poussa un cri, et Irène à sa suite.
- Récupère-le, maintenant !
Et la pieuvre partit, appelant son escorte de seiches.
Hervé réagit aussi vite, mais l’encre qu’expulsaient les seiches l’empêchait de voir devant lui. En un mot, il était aveuglé.
- Passe par en dessous ! lui cria Irène, qui nageait derrière lui.
Il obéit, et s’aperçut que les journaux étaient tombés de la poche du manteau. Les brandissant au-dessus de ses yeux, et nageant un peu par-dessous, il put rejoindre la pieuvre, mais celle-ci appela alors ses requins à la rescousse. Hervé était cependant parvenu à faire tomber un nouvel objet du manteau : sa brosse à dents. Il la saisit vivement, et voulut s’en servir contre les requins. Mais bien entendu, cela n’y fit rien. Irène s’approcha, se faufilant entre les requins, et transforma la brosse en harpon. Hervé s’en donna à cœur joie sur ses ennemis, s’amusant beaucoup. Bientôt, il ne restait plus un seul requin, mais la pieuvre était partie loin avec le manteau. Tristement, Hervé confia à Irène :
- Sans ce manteau, si je reviens à Nice, je vais me retrouver à peu près nu. Que dira-t-on de moi, le fils du Président ? Mon père serait furieux.
- Eh bien n’y reviens pas, fit la sirène en prenant une voix suave. De toute façon, je ne sais pas où est partie la pieuvre.
Mais Hervé, qui pensait toujours à Natacha, resta insensible au son de sa voix.
- Non, il FAUTque je retrouve ce manteau !
- Moi, je ne peux rien faire. Mais viens, ma grand-mère le saura, elle.
Une fois de plus, mais dans l’angoisse, Hervé suivit la sirène. Irène allait encore plus
loin, encore plus profond. Ils arrivèrent à l’endroit le plus profond de la mer qu’il se puisse imaginer. Là, il y avait un jardin encore plus magnifique que celui de la pieuvre. Irène fit signe à Hervé de l’y suivre. Au milieu du jardin, se trouvait un gouffre béant. Irène y entraîna son compagnon. Au grand étonnement d’Hervé, des merveilles s’étalaient sous ses yeux. Tout scintillait, l’eau était devenue très pure, très agréable. En bas du gouffre, Irène s’engouffra dans une sorte de porte et appela :
- Mamy !
Elle fit signe à Hervé, et ils passèrent dans la pièce suivante du palais.
- Mamy !
Bientôt une sirène imposante, magnifique, apparut.
- Que veux-tu, ma petite-fille ?
- Ce jeune homme a besoin de ton aide, mamy.
Elle raconta son histoire, et pendant ce temps la grand-mère sirène se flattait le menton, caressait son poisson-chat.
- Parle, mon poisson, lui dit-elle.
Celui-ci ouvrit la bouche, une bulle énorme en sortit, et sur cette bulle on pouvait voir l’image de la pieuvre, très fière avec son manteau, se pavanant chez elle. Le poisson-chat ouvrit encore une fois la bouche, et une autre bulle s’échappa. Sur celle-ci se trouvait le point faible de la pieuvre. Pointant le doigt sur la bulle, la grand-mère dit à Hervé :
- C’est là que tu devras diriger ton harpon. Si tu tues la pieuvre, tu pourras récupérer le manteau et son jardin reviendra à la mer. Mais fais très attention à ses tentacules, car une seule d’entre elles suffirait à t’étouffer. Je vais également te donner dix autres coquilles St Jacques pour l’entrée.
Hervé la remercia, prit les coquilles et se fit mener de nouveau par Irène. Mais celle-ci ne pourrait l’accompagner que jusqu’à l’entrée du jardin : en effet sa grand-mère lui avait défendu d’aller plus loin, car ça allait être très dangereux. Elle s’arrêta donc à l’entrée et laissa faire Hervé.
Il entra, ayant payé son entrée à la seiche en chef, et alla droit à l’épave où habitait la pieuvre. Les requins avaient été remplacés.
- On n’entre pas ! Ici réside la pieuvre, fit le chef.
- Mais il faut que j’entre, rusa Hervé. J’ai des nouvelles du poulpe à lui donner.
- C’est bon, passez.
Hervé put donc entrer, et n’eut aucun mal, à l’intérieur de l’épave, à trouver la pieuvre.
- Madame la pieuvre, me revoilà !
- Avec un harpon ? répondit-elle, tendant une de ses longs tentacules vers l’objet.
Hervé recula, tenant fermement son harpon.
- Eh bien c’est parti ! commenta la pieuvre.
Et elle voulut se jeter sur lui et l’enserrer dans ses tentacules. Mais Hervé se faufilait, brassait de l’eau avec son harpon, sans parvenir à viser un des yeux de la pieuvre, qui étaient son point faible. Cette dernière s’amusait beaucoup, et espérait bien parvenir à étouffer ce triton. Le combat dura, et Hervé rusait toujours, cherchant à atteindre le point faible. Il avait à peine réussi à la blesser. Un tentacule lui saisit tout à coup la queue, et voulant s’élever à la verticale, il se trouva qu’il était juste devant l’endroit stratégique : il lança donc son harpon, fermant un œil. Celui-ci ne manqua heureusement pas son but, et la pieuvre, laissant échapper des bulles de rage, lâcha prise et s’affaissa. Hervé massa sa queue endolorie, et courut récupérer son harpon. A peine l’eut-il en main qu’il redevint brosse à dents, et le manteau retourna sur son dos. La pieuvre ne bougeait plus. Hervé ressortit de l’épave, brandissant fièrement sa brosse à dents. Les requins étaient partis. Il nagea vers l’entrée, les seiches étaient parties aussi. Mais à côté d’Irène rayonnante, se tenait un majestueux vieillard, brandissant son trident.
- Jeune homme, lui dit-il, vous avez triomphé de la pieuvre, et je vous en sais gré. Ce jardin me revient donc, mais je veux vous récompenser. Voulez-vous rester avec nous, ou retourner sur le plancher des vaches ?
Hervé réfléchit un petit moment avant de répondre :
- Je préfère rentrer chez moi.
- C’est dommage, reprit le dieu de la mer, car c’était lui, Irène va vous exaucer et vous reconduire. Mais je vous préviens : un an s’est passé depuis votre départ de Nice. Ne faites donc pas l’étonné en retournant chez vous. En ce qui concerne votre récompense, je vous accorde trois vœux.
Hervé le remercia cérémonieusement, et repartit, précédé d’Irène.
Elle le quitta tristement sur la plage, et plongea pour ne plus jamais réapparaître. En effet, le dieu de la mer en avait décidé ainsi. Quelquefois, la nuit, au bord des plages de Nice, il vient en personne consoler Irène d’avoir perdu sa vie de femme, et alors on peut entendre comme une voix douce parmi les vagues, mais seuls les poètes y font attention.
Et Hervé ? Eh bien, une fois sec et rhabillé, il souhaita rentrer sur-le-champ à Paris. Et il se retrouva projeté sur son lit, comme lorsqu’il écoutait : « I’d like to be, under the sea, in an octopus’s garden… » Mais il s’aperçut qu’un cierge brûlait dans sa chambre. Il comprit que ses parents le croyaient mort, et il décida que c’était très bien ainsi. Il souhaita donc changer de peau, et devint un grand brun aux yeux couleur de la mer, un peu moins robuste mais toujours beau garçon. Puis il se dépêcha de souhaiter de se trouver au même endroit que Natacha, et… se retrouva dans des toilettes. En en sortant, il vit qu’il était dans une boîte de nuit, et là il n’eut aucun problème pour séduire à nouveau la belle Natacha.
Et maintenant ? Monsieur et madame Eric Dupont, ex-Hervé XXX, habitent un coquet appartement dans Paris, et ont trois enfants !
© Claire M.