Pacte... entre qui et qui ?
Le pacte
- Sssssiii… Je t’assure, tout est bon à manger, dans ce jardin. Tu devrais essayer, ainsi que ton compagnon. Tiens, je vois justement une pomme à la portée de ta main…
- Mais le Créateur l’a défendu ! répéta Eve. Il serait furieux, si je le faisais.
- Ne vois-tu pas qu’Il te tente ? Le Créateur est un pervers. S’il ne faut pas y toucher, pourquoi créer cet arbre ? Il ne sert donc à rien ? Ou c’est pour le plaisir d’en défendre les fruits ? L’homme a le droit de prendre le pouvoir.
- Mais on ne parle pas de la femme. C’est à Adam, de prendre ce fruit.
Le Serpent dodelina de la tête.
- Aie confiance…
- Tu sais ce qu’il va se passer, toi. Pas moi.
- Il faut que tu prennes le pouvoir… et Adam aussi. Comment veux-tu régner sur ce jardin, si tu n’en connais pas tout ?
Eve sembla sensible à l’argument, mais finit par répondre :
- C’est Adam, qui a donné leurs noms aux animaux, avant même que j’arrive. Pour moi, c’est lui, qui m’a créée.
- Tu devrais lui parler de ce fruit défendu.
- Mais c’est toi, qui m’en as parlé ! Moi, je n’y pensais même pas !
- Ssss… mais comment est-ce possible ? s’étonna le Serpent. Que vous êtes naïfs !
- C’est toi, qui me tentes, Serpent.
- Oh, bon… et tu crois que c’est juste pour voir ta réaction ?!
- J’ai très envie d’inventer un gros mot ! se rebiffa Eve, et le Serpent eut un sifflement qui se prenait pour un rire. C’est ça, fiche-toi de moi !!
- Si tu estimes n’avoir rien d’autre à faire de plus intéressant, je te conseille de croquer cette pomme. Le monde vous attend ! Personnellement, je trouve ce jardin d’un ennui…
Surprise, Eve regarda le Serpent.
- Tu ne t’ennuies pas, toi ? demanda-t-il encore.
- Non, pas spécialement.
- Et la Terre est grande… Ton compagnon et toi ne pouvez même pas en faire le tour à pied !
- Oh là là…
Tout à coup, Eve se sentit prise d’un vertige, hésita. La pomme que le Serpent lui avait montrée de sa langue fourchue était là, rouge, étincelante au soleil, la femme n’avait qu’à allonger le bras. Mais elle avait peur. Le Serpent le sentit.
- Oh, si tu as trop peur, tant pis… mais il y a plus à gagner, pour l’humanité.
- Tu sais ce qu’il va se passer, et pas moi. Qu’est-ce que l’humanité ?
- Le monde que tu créeras de toute façon avec Adam. Il suffit d’un couple.
- Aah… c’est donc pour ça que le Créateur nous a dit d’enfanter…
- Bien sûr. Tout Le sert. Y compris moi, ajouta perfidement le Serpent. Goûter le fruit défendu n’y changera rien. Et je parie que cette pomme enchantera ton palais.
Eve était de plus en plus tentée.
- Mais tu feras ce que tu voudras, bien entendu…
Le regard d’Eve allait du Serpent sur le tronc de l’arbre défendu, à son fruit rouge, brillant au soleil, si proche d’elle… Enfin, elle osa, tendit le bras, cueillit la pomme.
- Il y a un trou ! Qu’est-ce que c’est ?
- Un trou ? Oh, elle a dû trop attendre pour être mangée... Je t’en prie.
Le cœur d’Eve battait à tout rompre. Et puis elle se décida, donna un petit coup de dents, mangea un petit morceau, en reprit un.
- Tu as raison, c’est très bon. Je vais la partager avec Adam.
- Fais, fais…
Et Eve s’esquiva, alla retrouver son compagnon, et lui tendit le fruit défendu.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda Adam.
- Surprise ! En fait, c’est très bon.
- « En fait » ? Qu’as-tu en tête ?
- Tu sais que j’aime partager. Goûte.
Mais la dent d’Adam tomba sur le ver dans le fruit, et il mastiqua le mélange.
- Il y a un goût d’inconnu… J’espère que nous n’avons pas fait une bêt…
Un grondement dans le ciel se fit alors entendre, l’interrompit, et Adam regarda Eve, courroucé.
- Qu’est-ce que c’est que ce fruit, Eve ?! Et qu’est-ce que nous fichons à poil ? !
Le grondement était de plus en plus fort, des éclairs se mirent à se déchaîner, la pluie à tomber, et Eve éternua.
- Oh, mon amour, fit Adam, tout désolé tout à coup, et il ajouta : Viens, on va chercher un endroit où nous réfugier. Et tu vas m’expliquer ce qu’il se passe.
A ce moment précis, Eve connut ses premières larmes…
- C’est… c’est le Serpent ! hoqueta-t-elle.
- C’est la pomme, n’est-ce pas ?
- Oui.
- Mais tu es toute mouillée ! Là, viens. Peu importe ce que dira le Créateur. Si ça se trouve, Il s’y attendait…
Et Adam attira Eve contre lui, tout en se réfugiant sous le feuillage d’un platane. Elle frémissait, pleurait ; et lui-même cachait mal ce qu’il considérait tout à coup comme honteux. Adam éternua à son tour, surpris de cette réaction qu’il avait pour la première fois. Et puis il avisa un figuier, à côté de lui, et y cueillit deux grandes feuilles, une pour Eve et une pour lui. Eve comprit tout de suite, et s’en couvrit le pubis, ce qui lui fut plus facile que pour son compagnon. Cependant, les coups de tonnerre se rapprochaient, et puis le Créateur fut là, rouge de colère, pour autant que l’homme et la femme puissent le voir.
- Qu’avez-vous fait, mauvaise graine ?! Et qu’avez-vous à vous cacher ?
Adam, très dignement, fit face à son Créateur, sans lâcher sa feuille de figuier.
- Je sais, les apparences sont contre nous, déclara-t-il. Mais le premier fautif n’est pas Eve. C’est le Serpent, qui l’a inspirée.
- Et tu t’es laissée faire, femme ? !
- Le Serpent connaît mieux la rhétorique que moi. Et il sait ce qu’il adviendra après. J’ai fini par…
Mais Adam mit un doigt sur la bouche de sa compagne, et Eve baissa les yeux.
- Non, c’est à Eve de s’expliquer ! tonna le Créateur, qui ne décolérait pas.
- Soit, fit Eve, et elle raconta son histoire, soulignant comment le Serpent l’avait embobinée.
- Il a raison, fut forcé de reconnaître le Créateur. Lui et moi savions très bien comment vous finiriez. Quoi qu’il en soit, vous vivrez, souffrirez et mourrez. C’est à cette condition que vous enfanterez. Mais pour faire commune mesure, je vais appeler quelqu’un pour châtier le Serpent. Adam, comment as-tu appelé ce petit être à quatre pattes, souple et gracieux, au regard d’or ? Un petit félin, je crois…
Adam réfléchit, et finit par répondre :
- Le Chat, Seigneur.
C’est ainsi que l’un des Chats du Paradis s’en alla trouver le Serpent, se coulant dans les herbes hautes, ce qui ne l’empêcha pas de regarder tout autour de lui, réfléchissant à sa mission. Chemin faisant, il ne pouvait résister à l’envie de s’arrêter de temps à autre pour se rouler dans l’herbe, ou d’en grignoter, appréciant surtout la cataire que le Créateur avait inventée exprès pour lui. Enfin, il trouva le Serpent, étendu de tout son long au soleil, sur une pierre. Le Chat cligna des yeux, pour les rendre plus magnétiques, et prendre la mesure de la situation.
- Serpent, finit-il par dire, j’ai su ce qui ne tournait pas rond, ici…
- De quoi veux-tu parler ? dit le Serpent après avoir légèrement relevé la tête.
- Déjà, tu m’as mouillé le poil. Il n’y a que toi et le Créateur, qui pouvez faire pleuvoir. Et c’est très désagréable !
Le Serpent tressauta de rire, mais le Chat fixa ses yeux sur lui et ajouta très sérieusement :
- Tu as semé la zizanie dans notre jardin. Sache que tu es maudit à jamais par le Créateur !
- Je m’en moque, répondit calmement le Serpent.
- Tu ne me connais pas, Serpent.
- Qui es-tu, pour me parler ainsi ? Je n’ai encore jamais vu tes semblables…
- Mes camarades et moi sommes discrets et pouvons rendre des services que tu n’imagines pas. Regarde-moi !
- Tu crois que tu me fais peur ? Je peux te briser les os…
- Non, tu ne peux pas. Je suis aussi souple que toi, si ce n’est plus.
- Eh bien, voyons voir…
Mais le Chat n’avait pas peur. Le Serpent voulait l’enserrer dans ses anneaux, et il s’y attendait. Exprès, le Chat se mit à jouer avec la queue du Serpent, tout en la mordillant, le fatigua, sortait des lacs de ses anneaux sans peine, et enfin annonça :
- L’ère du végétarisme est terminée. Adam a mordu le ver dans le fruit défendu, maintenant nous savons ce qu’est la viande. Veux-tu finir dans mon estomac, Serpent ?
Le Serpent s’enroula dans ses propres anneaux, retrouvant sa pierre, se disant qu’il avait trouvé à qui parler…. Le bout de sa queue lui faisait mal.
- Cesse de discuter, dit-il au Chat.
- C’est la dernière fois que je discute, rétorqua ce dernier. Je t’aurai, et tous les animaux se tairont. A jamais. Toi y compris.
Et le Chat posa une patte pleine de griffes sur le corps du Serpent, le força à le regarder.
- Je vois le Mal dans tes yeux, ajouta-t-il. Et toi, que vois-tu, dans les miens ?
Le Serpent déglutit, quelque peu maté.
- Je vois… je vois…
Il sortait la langue pour se donner du courage, alors que le Chat ne le lâchait ni du regard, ni de la patte.
- Je vois la traitrise, répondit enfin le Serpent, voulant se venger du traitement qui lui était infligé.
- Raté ! Je suis le justicier du Ciel. Regarde-moi encore ! Allez, ne fuis pas mon regard, toi qui as ensorcelé notre mère Eve !
Le Serpent était obligé d’obéir, et à présent, le Chat le tenait par ses deux pattes antérieures, continuant à prendre un ton aussi hypnotique que son regard. Le Serpent n’y put rien, et enfin s’abattit, vaincu. Alors le Chat le prit dans sa gueule, et le rapporta au Créateur. Puis il alla rejoindre Adam et Eve.
- J’ai vaincu le Serpent, leur dit-il. Maintenant, scellons un pacte.
- Comment cela ? répondit Eve, surprise.
- Je vous ai en quelque sorte sauvé la mise, dans cette affaire. Dépêchons-nous, tant que je peux encore parler.
Et le Chat demanda aux ancêtres des hommes un foyer aimant, avec son content de caresses, promettant en retour de chasser les rongeurs de leurs maisons et de leur apporter le bonheur. Pour cela, très vite, l’homme se concilia encore plus le Chat, à l’aide du feu, pour tenir tout son petit monde au chaud.
« Et c’est ce à quoi j’ai pensé, » ajouta le Prophète, « en voyant Muezza dormir sur ma tunique. Il faut respecter les chats, car ils nous sont indispensables. En outre, ce sont de très jolies bêtes. Ma chatte a bien mérité sa sieste, dans mon odeur. Comprenez-vous, à présent, pourquoi il me manque un pan de cette tunique ? Les Chats sont des sauveurs de l’humanité, il ne faut jamais l’oublier ! »
© Claire M, 2021