encore de la SF...
Renaissance
- Ouf ! Quelle journée ! fit Ada en se jetant sur son assiette. Bon appétit, tout le monde !
- Ça ne s’est pas bien passé, à ton travail ? s’enquit son mari en faisant de même.
- On ne travaille pas assez, Gil, lui rappela Ada. Ni toi ni moi. Toi, je ne sais pas, mais moi, mon travail n’est pas une sinécure…
- Donc ça ne s’est bien passé aujourd’hui, conclut Gil calmement. Ça ira mieux demain, voilà tout…
- Toi, tu passes ton temps à lire et à creuser, mais moi, je m’escrime pour faire travailler des clones, et quand je rentre, Maya et Nao ont faim et je dois tenir la maison propre ! Encore heureux que notre aîné ne soit plus là !
- Oh, maman ! s’insurgea Maya.
- Ton grand frère est un goinfre, un profiteur, déclara Ada, encore énervée.
- Tu peux prendre un quatrième jour de week-end, ce n’est pas interdit, fit remarquer Gil. D’après mes recherches, les hommes d’avant 2333 avaient des semaines et des week-ends plus courts.
- Les pauvres, commenta encore Maya.
- Et que s’est-il passé, en 2333 ? demanda Nao, toujours curieux.
- Vous ne l’avez pas encore étudié à l’école ? s’étonna leur mère.
- Moi non, répondit Nao, qui n’avait que douze ans. Et toi, Maya ?
- Oui, je l’ai étudié. Mais on ne sait pas grand-chose, on sait ce qui a déclenché leur fin, les phénomènes astronomiques autour de Suprater, et notre civilisation ne date que de huit cents ans… C’est bien ça, papa ?
- Oui, en effet. Et mon travail consiste à trouver des vestiges pour pouvoir les étudier.
- Oh, ça doit être passionnant ! s’exclama Nao.
- Tu veux faire le même métier que moi ?
- Oui, mais à terme, les clones dont je m’occupe, que je forme, creuseront à votre place, rappela Ada. Alors qui c’est qui se dévoue, comme d’habitude ?! Eh bien, c’est Bibi !
Ada était mi-figue mi-raisin, mais Gil et leur enfants éclatèrent de rire.
- On a quand même pu faire des calculs, expliqua Gil à ses enfants. La durée du jour ne faisait que vingt-quatre heures, le temps était découpé autrement. Ils avaient aussi moins de jours chômés que nous.
- Avec une année plus courte, se souvint Maya. Mais comment ils faisaient !!
- Oui, comment ils faisaient, fit Ada, songeuse. Oh, dans le fond, tu as raison, mon chéri : ça ira mieux demain, après sommeil.
- Tu sais, mon trésor, je crois que tu prends les choses trop à cœur. Tu n’as pas besoin de briquer cette maison à fond, moi j’aime le désordre, j’y vois un signe de vie.
- Oui, peut-être, mais je te signale que Pim aussi, et tu vois ce que ça donne ! En plus, avec notre système actuel, il en fait le moins possible et ne sera même pas ingénieur comme nous l’espérions ! Mais quel glandeur !
Gil eut un petit sourire à travers sa barbe.
- Je me suis réveillé à trente ans, et il n’en a que vingt… mais comme d’habitude, les femmes ont un temps d’avance !
Maya se rengorgea, et Nao éclata de rire.
- Moi, j’accuse notre système, déclara Ada. Que de temps perdu, pour une civilisation qui n’a même pas un millénaire !
- Tout le monde fait au mieux, ma chérie. Moi, je te trouve trop perfectionniste.
- Pim a vraiment de la graine de glandeur comme toi.
- Mais laisse-lui le temps, bon sang ! Et tu ne vas tout de même pas me dire que je ne fous rien ! J’ai un bon travail, qui me plaît, et notre système m’arrange. Nous autres, Supratériens, ne sommes jamais fatigués, et tu sais pourquoi…
- Nous n’éprouvons peut-être pas la fatigue, mais l’énervement, si… reprit Ada.
- C’est ça, qui te fera dormir. Nous avons de la graine d’humain, aussi.
- Dix heures de sommeil tous les jours, plus deux mois d’hibernation par an, ça fait beaucoup, non ?
- Moi, je trouve ça reposant, fit Nao.
- C’est normal, à ton âge, lui dit Gil. Tu entres dans l’adolescence…
- Mais j’ai encore besoin de douze heures de sommeil.
- Le sommeil de ta sœur ne s’est stabilisé que l’année dernière, rappela Ada à son petit dernier. Du moment que tu peux étudier, ce n’est pas gênant.
- Oui maman.
Mais Nao se demandait encore dans quel monde il était né… Ce soir-là, avant de se coucher, il alla voir son père pour lui demander de lui réexpliquer le début de leur histoire, celle de Suprater. Gil le fit bien volontiers, parlant du Cataclysme de 2333, de la poignée de rescapés à l’échelle terrestre et de la façon dont ceux-ci avaient géré la situation pendant plus de deux millénaires. L’humanité avait bien failli y passer complètement, et tous, sur Suprater, descendaient d’une trentaine de personnes, qui ne leur avaient guère laissé que des légendes. Cette situation, couplée à une grande curiosité naturelle, avait toujours passionné Gil. Il voulait savoir, ayant du mal à se contenter des légendes. Il était complètement « dans son truc », mais se rendit compte tout à coup que son fils baillait à s’en décrocher la mâchoire. Il l’envoya donc au lit, et fit de même de son côté, la tête pleine de belles histoires et de questions, lui aussi.
Le lendemain, il emmena Maya et Nao à leur Magna scola, pendant qu’Ada se rendait à son travail. La gestion du temps était très souple, pour les Supratériens, et souvent, dans les couples, quand l’un travaillait, l’autre vaquait à des occupations qui lui plaisaient, s’occupait des enfants quand ils en avaient. La veille, exceptionnellement, Gil et Ada avaient travaillé tous les deux, car il avait eu une réunion de chantier, en pleine « Méditerranée », ou plutôt ce qu’il en restait, c’est-à-dire quelques flaques d’où des ruines, des objets émergeaient depuis plusieurs siècles.
Il faut dire que les Supratériens vivaient dans les pays encore existants, ou non loin de là dans une mer asséchée. Gil, en tant que citoyen de l’ancienne Europe, était en France, alors qu’Ada se réclamait d’un ancien pays voisin, fantasmatique à ses yeux, mais quand ils s’étaient rencontrés, elle avait épousé sa cause, elle qui au départ n’était pas d’un grand niveau culturel ; mais la Vieille Mer disparue les avait réunis. Peu après avoir eu leur aîné, Pim, elle avait voulu travailler, et s’était intéressée au clonage humain, aussi s’était-elle formée puis avait trouvé une bonne place, sur la terre ferme. Mais toujours, Gil et elle revenaient déambuler au milieu de ces ruines, avec ou sans leurs enfants, le plus souvent possible, profitant de nombreuses vacances ou jours chômés. Gil regardait le passé, tandis qu’Ada était davantage tournée vers l’avenir, mais il était obligé de reconnaître qu’en huit siècles, leur civilisation avait pu prendre de l’ampleur, évoluer dans le bon sens.
Gil pensa à tout cela, une fois ses deux derniers enfants dans leur école, se dirigeant mécaniquement vers la bibliothèque de sa petite ville de Papinar. A cette heure matinale, le soleil n’était pas encore trop haut, et puis les ginkgos bilobas procuraient une certaine fraîcheur. Il s’attarda devant un genre d’herboristerie, tenté par les tisanes proposées, ou par un pot-pourri à offrir à Ada. Il aimait lui faire des petits cadeaux, estimant que cela entretenait l’amour. Sa femme le rendait romantique, il aimait l’embrasser sur le nez et caresser son petit duvet, un peu moins développé chez les femmes de ce monde que chez les hommes. Il fouilla dans ses poches en hésitant, trouva les quelques grosses pièces carrées qui servaient aux Supratériens pour les échanges, et entra.
- Monsieur Dermy ! Toujours à la recherche d’une gentille attention ?! fit la jeune femme qui s’occupait de la boutique.
- Oui… mais je ne sais pas bien quoi. Ma femme se plaint de la brièveté du temps qui passe…
- Ah bon ? Pourtant, elle n’est pas âgée…
- Non, en effet. Et toujours aussi jolie.
- Donc, pas de maquillage, conclut la jeune femme. Un parfum léger ? Un pot-pourri ? Je crois qu’elle aime les pots-pourris.
- Oui, c’est vrai, mais je voudrais varier les plaisirs. Je vais regarder vos parfums.
- Je vous en prie. Votre femme doit être heureuse…
- Une femme qui râle est-elle heureuse, mademoiselle ? demanda Gil avec un sourire en coin qui fit rire son interlocutrice.
- Les disputes ont été inventées pour se réconcilier, monsieur Dermy…
Ils se regardèrent d’un air entendu, et Gil se mit à regarder les parfums, posa quelques questions puis se décida. Et il prit aussi, pour lui, sa tisane préférée. Il paya en prélevant une partie d’une pièce carrée, et mit ses achats dans une petite boîte que la vendeuse lui fournit. Il sortit de l’herboristerie tout guilleret, il avait plaisir à faire des petits cadeaux à tous. Alors après avoir passé quelques heures à la bibliothèque, il acheta encore des petites douceurs pour tout le monde, et alla voir son aîné dans une petite bicoque éloignée du centre de Papinar. Pim bricolait, sans se soucier du temps qui passait.
- Papa ! fit-il, tout content, en le voyant arriver. Quoi de neuf, à la maison ?
- Ta mère râle à ton sujet… Que fais-tu ?
- J’essaye de comprendre des règles d’optique, celles d’un certain Gal… euh… Mon Dieu, c’est si vieux ! Un type qui a découvert les satellites de Jupiter, dans des temps reculés, un Italien…
- Ah ! Galileo Galilei.
- Tu connais tout ça, toi… je dois être un des rares cerveaux sous-développés… Franchement, tu as vu ma tête, papa ?!
- Tu as un cerveau de l’ancienne Terre, peut-être. C’est pour ça que tu ne te coiffes pas ?
- Je voudrais avoir plus de volume capillaire. Je ne suis pas comme les autres, papa. Regarde, on me voit aussi la peau sur les bras !
Gil se mit à s’interroger, se gratta la tête.
- Mais qu’est-ce qui a foiré ?! reprit Pim.
- Rien, fiston. Moi, je te trouve beau.
- Evidemment, je suis ton fils !
- Les ratés de l’évolution ne font pas forcément des idiots. Et notre civilisation est encore jeune. Du temps de la Terre, ça n’a pas empêché l’apparition des savants…
- Il y en a un qui a inventé la bombe atomique, et elle a servi à tuer d’innocents civils asiatiques de l’époque ! Des temps reculés, on ne connaît que des noms, des savants, des pays… et je n’arrive pas à m’en souvenir.
- Oh, Pim. Je voudrais t’aider. Viens donc déjeuner avec moi, ça te changera les idées.
- Et maman ?
- Elle travaille. Et Maya et Nao sont à l’école.
- Alors c’est d’accord. Veux-tu poser ton sac ici ?
- Non, on va aller à la maison. Ce sont des livres que j’ai empruntés, et des petits cadeaux pour tous. Tu en profiteras aussi.
- Oh, merci papa !
- Et tu me diras pourquoi tu te mets à l’optique…
- Je me demande s’il n’y a pas des planètes à découvrir, pour des gens comme moi. Si ce Galileo… Galeï a découvert des satellites de Jupiter, qui sait si maintenant, ceux-ci n’accueillent pas la vie ! C’est aussi simple que ça…
- Quoi, tu laisserais Suprater ? fit Gil, soufflé par cette explication. Tu voudrais devenir un extraterrestre ?
- On ne sait toujours pas s’ils existent, papa. Ne m’avais-tu pas expliqué que les hommes de l’Ancien Monde pensaient coloniser Proxima du Centaure ?!
- Ah, tu vois, il y a des choses dont tu te souviens ! fit Gil, passant outre son malaise.
- Mais ce sont des légendes….
- En effet, et ce qu’il s’est passé en 2333 les en a empêchés. Nous autres, Supratériens, avons extrapolé, mais comment savoir ? Là où je travaille, dans la Vieille Mer, les vestiges sont encore plus anciens. Il y a eu de grandes civilisations, même avant le prophète Jésus, il y a plus de cinq millénaires.
- Ah, donc Jésus était un prophète….
Et Pim soupira, ébouriffant ses quelques cheveux. Il assura ses outils sur la petite table de sa cuisine-pièce à vivre, puis alla enfiler ses chaussures, prendre une veste. Tous deux sortirent de la petite maison, et, par flemme, Pim mena son père à sa petite guimbarde, pour aller plus vite chez ce dernier.
- Et les filles ? s’enquit enfin Gil, une fois assis.
- Comment veux-tu que je leur plaise, avec mes trois poils sur le caillou ?
- Tu exagères, fiston. Et tu me fais de la peine.
- Je sais bien que nous voulons tous repeupler Suprater. Mais nous ne sommes toujours que… trois cents millions ? Peut-être un peu plus ?
- 375 millions, corrigea Gil. Du temps de la Terre, sur la fin ils étaient huit milliards et demi…. C’est vrai qu’on est loin du compte.
Pim eut de nouveau un soupir, évita un groupe de piétons, et reprit :
- Tu sais, je ne quitterais pas Suprater de gaieté de cœur.
- Tu me rassures un peu… mais commence par voyager sur notre planète. Ne prends pas de décision précipitée.
- Maman ne vient jamais me voir. Aurait-elle peur de moi ?
Gil hésita avant de répondre.
- Je ne sais pas. Elle te prend pour un glandeur, mais moi, je sais que tu es un écorché vif parce que tu as une tête plus petite et les poils rares. Mais je veux croire qu’on pourra faire quelque chose de toi.
- Merci, papa.
Toute la conversation qu’ils eurent, une fois à table, fut de la même teneur. Gil lui offrit, au moment du dessert, des douceurs nommées « câlins », faites d’abricots confits et d’amande, sur un biscuit léger, selon une recette de l’Ancien Temps qui avait été reconstituée avec les moyens du bord.
- Hum, ça, ça vous réconcilie avec la vie… déclara Pim la bouche pleine, après s’en être resservi, et Gil eut un petit rire.
- Dis donc, en parlant, comme ça, j’ai peut-être une idée, pour toi…
- Dis toujours…
- Veux-tu m’accompagner sur un chantier, là, maintenant ? Et voir mon collègue et bras droit, tu sais, Kris Zolfo… Si tu es curieux, ça t’interpellera peut-être. Le passé de Suprater est tellement passionnant… C’est ton petit frère qui me l’a fait remarquer, pas plus tard qu’hier.
- Pourquoi pas, réagit Pim.
- Mais tu veux peut-être digérer…
- Je perds assez de temps à des conneries, les journées sont trop longues, et nous ne dormons que dix heures par jour…
- Pourquoi, tu es fatigué, comme les Anciens ?
- Non, je m’ennuie. Donc j’accepte ta proposition. Allons-y tout de suite, dans ma caisse. Tu vas m’indiquer la route.
Si tant est qu’il y avait des routes sur Suprater… Pim passa par l’ancien site de Massalia, et s’arrêta devant des tentes plantées sur les sables de ce qu’il restait de la Méditerranée, en prenant garde aux nombreux vestiges qui se trouvaient là.
- Ça se voit, qu’il ne pleut guère… Ça faisait une éternité que je n’étais pas venu par ici, commenta Pim en descendant de sa caisse.
Il suivit son père jusqu’à la plus grande tente, où se trouvait Kris Zolfo, un véritable animal qui devait domestiquer ses cheveux et sa barbe, les mains émergeant de ses bras velus. Ce dernier fut étonné de voir Gil.
- Mais que fais-tu là, mon vieux ? fit-il. Je te croyais à la bibliothèque !
- Non, je suis avec mon fils aîné. Mais tu as raison : je suis effectivement allé à la bibliothèque.
Kris eut un sourire en coin, mais presqu’imperceptible étant donné sa longue barbe noire. Même le nez était noyé dedans, et Pim se sentit un peu mal à l’aise. Mais, en homme poli, il tendit la main vers Kris, et ils eurent une franche poignée de mains.
- Je m’appelle Pim Dermy.
- Bonjour et bienvenue, Pim ! Appelle-moi Kris. Tu as l’air tout jeunot…
- J’ai vingt ans.
- C’est bien ce que je me disais… j’aurais même dit moins, à cause de…
Mais Gil interrompit son collègue, posant une main sur son épaule.
- Plutôt que de parler de système pileux, je préfèrerais qu’on parle de nos vieilleries… Avez-vous trouvé quelque chose, aujourd’hui ?
- Bof… quelques… amphores… et un pneumatique en plastique avec des ossements.
- Un télescopage d’époques, comprit aussitôt Gil. Pim, veux-tu voir des amphores ?
- Oui, qu’est-ce que c’est ?
- Kris, tu nous fais faire un tour ? A moins que tu sois très occupé ?
- Les os de baleines m’intéressent moyennement… Mais que veux-tu faire, avec ton fils ?
- Lui ouvrir des perspectives. Je n’ai pas envie qu’il nous fausse compagnie dans l’espace.
Kris regarda Pim, cligna des yeux. Pim avala sa salive, et finit par dire :
- C’est vrai, le passé de Suprater me fascine, moi aussi. Mais ma mémoire n’est pas très bonne… surtout les noms.
- Pour savoir où on va, il faut déjà savoir sur quoi on est assis, fit doctement Kris. L’époque de la Terre n’est pas entièrement révolue, en tout cas je l’espère…
- Nous l’espérons tous, rappela Gil.
- Mais qu’en savons-nous ? demanda Pim.
- Pas assez, c’est pour ça qu’on creuse, répondit Kris. Mais dis-moi, Pim, comment t’a-t-on appris l’histoire, à l’école ?
- On nous a farcis de dates et de noms, de villes qui n’existent plus. Je n’ai pas beaucoup de points de repère…
- L'histoire, ça s’apprend sur le terrain. N’est-ce pas, Gil ?
- Ou à la bibliothèque.
Cela fit rire Kris.
- Mon fils n’est pas scolaire…
- Papa, je t’en prie…
- Ce n’est pas une critique, fiston. On peut ne pas être scolaire, et intelligent. Comme ma sœur, par exemple. Tu sais, Ghita…
La réaction de Pim fut de se gratter la tête, mais dans le fond, qu’il y ait un précédent dans la famille le rassurait.
- Ma foi, tant mieux… fit-il.
- Alors Kris, que nous proposes-tu ? Les amphores d’abord ?
- Ce ne sont pas les vestiges qui manquent, par ici. Comment êtes-vous venus ?
- Dans ma caisse. Mais je n’ai de la place que pour deux personnes, conducteur compris.
- Donc on prend mon tout terrain, conclut Kris. En plus, comme il y a de la place, si on voit du nouveau…
- Et tu as des outils ?
- Oui, toujours. C’est aussi l’avantage des tout terrains, Gil, et tu le sais… Mais toi, tu fais tout à pied…
- Mon père est terrible. D’accord. Papa ?
- Oui, d’accord…
Dans son tout terrain, Kris n’avait pas la partie facile, à éviter les vestiges, les ruines qui affleuraient. Mais y étant habitué, il put limiter la casse. Ils firent quelques kilomètres ainsi, puis Kris s’arrêta non loin d’une petite construction de facture supratérienne, à l’abri du soleil. Gil la reconnut aussitôt, et demanda l’heure.
- Environ 16 heures 30, lui répondit son bras droit.
- Ah, oui, nous sommes au moment le plus exposé… Ça va aller, Pim ?
- Oui… mais mon chapeau est à Papinar…
- Ça ne fait rien, fit Kris. Allons voir ces amphores, elles sont là-dessous, nous ne serons pas gênés.
Pim fut très curieux, posant des questions auxquelles Gil et Kris lui répondirent bien volontiers. Leur ancienneté le sidéra.
- Si vous me dites qu’elles contenaient du vin ou de l’huile d’olive, est-il possible qu’il y en ait encore dedans ?
- Depuis cinq ou six millénaires, l’huile sera rance, s’il y en a, répondit Gil. Quant au vin, il n’aurait plus aucun goût… L’alcool s’évapore, avec le temps, de toute façon. En plus, les mers étaient salées, alors tout cela serait imbuvable.
- Six millénaires !! Et ces objets rouillés, qu’est-ce que c’est ? demanda encore Pim.
- Des épées. Selon toute vraisemblance, deux navires se sont affrontés ici, expliqua Gil. Probablement des pirates, contre un navire marchand.
- Des pirates ? Qu’est-ce que c’est ?
- Des individus sans foi ni loi, qui volent les gens honnêtes tout en écumant les mers. Souvent, les navires coulent à cause d’eux, et… voilà le résultat. Tu dois avoir raison sur ce qu’il s’est passé ici, Gil.
- Tu sais, fiston, l’histoire est comme un roman à énigmes… C’est une enquête.
- Et c’est comme ça que tu peux dire que c’est un… télescopage d’époques ?
- Oui. Mais dans ce cas précis, c’’est plutôt un télescopage entre êtres humains…
- Explique-toi, papa…
- Kris, que m’as-tu dit que vous aviez trouvé, aujourd’hui ? Un pneumatique avec des ossements, et ?
- Des amphores, celles que je viens de vous montrer à tous les deux.
- Ah, oui, pardon…
- Et ces épées, auxquelles je ne pensais plus, ajouta Kris. Il va falloir en prendre soin.
- Et à quoi servent les épées ? demanda Pim.
- C’est une arme. En visant le cœur, on tue instantanément, expliqua encore Gil. Mais tu vois, Pim, dans ce cas-ci, c’est assez facile à dater. Ces épées sont bien trop rouillées pour être, comment dire… récentes. Surtout si tu les trouves avec des amphores, c’est que c’est un reste des Grecs ou des Romains. Un pneumatique, par contre, est plus récent. C’est un bateau avec un petit moteur, dans lequel les migrants se noyaient souvent en fuyant l’Afrique… Le XX°, le XXI° siècle ont été terribles, pour eux.
- Pour mémoire, l’humanité a subi le Cataclysme en 2333, précisa Kris. Au XXIV° siècle, donc.
- Donc, télescopage d’époques, comprit Pim. Je comprends. Quant à l’Afrique…
- Un continent plus au sud, de l’autre côté de cette Vieille Mer, rappela Kris. Dis donc Gil, ton fils ne serait-il pas un peu, euh…
Il faut dire que Gil et Pim ne se ressemblaient pas beaucoup, du moins physiquement, quant à leur pilosité, la forme de leurs crânes, la couleur de leurs yeux. Et Pim fuyait le soleil, aussi sa peau blanche intriguait d’autant plus. Un antique Terrien l’aurait trouvé beau, et Gil le savait. Il avait mis un doigt sur sa bouche, devant l’étonnement de Kris, et ce dernier, face à son supérieur, avait préféré ne pas finir sa phrase. Pim respira, après un instant de gêne.
- Tu sais ce qu’a fait ma sœur Ghita, fiston ? Elle a compensé en lisant tout ce qu’elle pouvait trouver, encore et encore. Tout ce qu’elle a lu, elle l’a relu, pour ne pas oublier. Et maintenant, elle l’enseigne.
- Qu’enseigne-t-elle, au juste ? demanda Kris.
- La physique. Un des Rescapés du Cataclysme était physicien, son savoir n’a pas été perdu, et d’autres s’y sont ajoutés. Ma sœur est un puits de science…
- Vous êtes calés, dans votre famille…
- C’est bien pour ça que je ne désespère pas de mon fils aîné, Kris… Cherche ce qui t’intéresse, fiston, et creuse-le. Après, on en reparlera.
- Creuser ?
Pim le prenait au premier degré, et Gil et Kris eurent un petit rire. Pim regardait autour de lui, cette mer morte, fasciné, puis il alla vers le tout terrain, et saisit une pelle et une pioche. Kris faillit s’effaroucher, mais Gil l’apaisa d’un geste.
- Laisse-le faire… Il sera méticuleux, tout à l’heure je l’ai vu chercher à comprendre un système optique…
- Ah, bon ! De toute façon, je sais que chez les Dermy, vous êtes sérieux…
Gil sourit, et les deux hommes regardèrent faire Pim. Il donnait des petits coups avec la pioche, comme s’il était sûr de trouver quelque chose, toujours à peu près au même endroit. A vrai dire, autour d’eux, ce n’était pas les vestiges qui manquaient… et Pim lui-même ne savait pas, au juste, ce qu’il cherchait. L’ancienne côte nord était à une bonne trentaine de kilomètres, la Vieille Mer mettrait encore du temps à dévoiler tous ses secrets. L’Afrique était loin…
Tout à coup, la pioche de Pim heurta quelque chose, alors il cessa de donner des coups, et s’agenouilla pour fouiller le sol avec les mains.
- Tu as trouvé quelque chose ? fit Gil, soudainement très excité, comme à chaque fois que lui-même faisait une découverte.
Kris le comprit tout de suite en surprenant le regard de son supérieur, et tous trois se mirent à creuser le sol, tout doucement. Gil remarqua que son fils était aussi méticuleux que lui pour ce travail, et cela lui fit plaisir. Avec d’infinies précautions, Pim souleva l’objet, l’extrayant peu à peu du sable : c’était une tablette d’argile, et les trois hommes s’extasièrent. Il voyait des petits signes dans l’argile, mais il ne savait pas les lire, et demanda aux deux autres s’ils le savaient. Gil et Kris se penchèrent donc dessus, tandis que Pim avisait, dans le trou qu’ils avaient ouvert, d’autres tablettes. Qui sait s’il y avait encore quelque chose en dessous ! Alors le jeune homme reprit la pioche pour élargir l’excavation et, une fois de plus, fit cela méthodiquement. De leur côté, Gil et Kris effleuraient la tablette, essayant de la déchiffrer sans y parvenir.
- Encore une langue perdue ! maugréait Kris. Tu as beau être spécialiste, tu ne peux pas tout savoir…
- Bien sûr que non, mais je reconnais l’alphabet latin, d’autant que des tablettes comme celle-ci, on en trouve beaucoup, dans cette Vieille Mer…
- Alors ce serait un reste des… Romains ?
- Oui, vraisemblablement. Mais regarde, toutes les lettres se suivent, sans espaces… Ça doit vraiment être très très vieux.
- Tu continues de m’épater, Gil… Et Kris porta son regard vers Pim qui continuait de creuser. Et quelque chose me dit que tes enfants seront aussi calés que toi, ajouta-t-il.
- Tu crois ? Là, tu flattes ton supérieur… fit Gil en riant. Ma femme désespère de notre aîné… je veux dire de lui. Pim.
- Maintenant que je le vois, je comprends que c’est une bête curieuse… mais surtout par son aspect.
- J’avais compris. Mais veux-tu dire qu’intellectuellement, il est moins bête qu’il ne le pense lui-même ?
- Oui. Il est curieux. Et si je comprends bien, il s’est mis à l’optique tout seul.
- C’est vrai, ça m’a étonné, avoua Gil. Peut-être qu’il cache son jeu… A vrai dire, quelque chose m’échappe.
- Il sait creuser, on dirait qu’il a fait ça toute sa vie… et il n’a que vingt ans. Tu imagines, quand il en aura cent ?
- Il se plaint de sa mémoire, alors quand il aura cent ans… il commencera à avoir des maladies de vieux. Moi, je ne serai probablement plus là pour le voir.
- Moi non plus, mais je serais curieux…
- Remarque, nous pouvons encore vivre quatre-vingt ans, nota Gil. Et il peut encore se passer des choses…
- Nous sommes spécialistes du passé, Gil. Ceux du futur n’existent pas.
- Bien dit ! fit Gil en riant. Et ces tablettes ?
- Ah, oui…
Ils rirent tous deux, puis se reprirent.
- Donc d’après toi, c’est du latin ? voulut savoir Kris.
- Je suppose. Mais je ne sais lire que quelques mots isolés, et là, il n’y a même pas de ponctuation… c’est embêtant. Il faudrait en référer à un sage. A Massia, peut-être. C’est la grande ville la plus proche… Mais attends, peut-être que mon fils va trouver quelque chose…. Allons le voir.
Ils posèrent précautionneusement la tablette d’argile sur le sol, puis rejoignirent Pim, qui avait déjà agrandi le trou. Il donnait des petits coups de pioche précis, était en train de dégager deux autres tablettes, elles aussi couvertes de lettres latines, comme Gil put le constater. Il s’y mit lui aussi, et tous trois creusèrent jusque tard, mais ils trouvèrent d’autres tablettes, puis un vase assez imposant, qui avait gardé des arabesques typiques qui firent penser à Gil qu’il était de facture grecque. Or Massalia avait été grecque, au début, et il le savait. De ce fait, Gil réserva les tablettes pour étude, et dit à Kris qu’il reviendrait le lendemain, tout à fait officiellement cette fois, exprès pour cela. Chacun partit de son côté, Gil dans la caisse de son fils.
- C’est génial, papa ! ne cessa de dire Pim, des étoiles plein les yeux.
- Accélère, plutôt, ou ta mère va m’attraper…
- Alors je ne serai pas avec toi. La connaissant…
- Mais je lui parlerai de toi. Veux-tu revenir demain ?
- Eh bien, j’aimerais savoir plus précisément ce que j’ai trouvé…
- Je savais, que tu tirerais profit de cette sortie ensemble. Tu te souviendras de la route ?
- Je pense. Il faut viser Massalia, son ancien site, passer près de l’ancien port, et là, tout droit vers la Vieille Mer… De toute façon, je sais me repérer avec le soleil.
- Franchement, aujourd’hui tu m’as étonné, fiston, avoua Gil. J’ai l’impression de te découvrir.
- Et moi, je crois que j’ai eu une révélation.
- Ta mère sera ravie.
- Si tu le crois vraiment, tu sauras quoi lui répondre, si elle t’attrape…
Mais Ada râla surtout parce que son mari était parti sans rien dire et, pire, sans son bigotron pour pouvoir la prévenir.
- Tu as une maîtresse, ou quoi ?
- Non, tu es trop belle pour ça, répondit Gil spontanément.
- Nao et Maya ont dîné sans toi, ils avaient très faim. Et moi, je t’attendais…
- Excuse-moi. Pim m’a épaté…
Mais Ada haussa les épaules.
- Cette andouille ?!
- Il a la mémoire sélective, c’est tout. Attends un peu, et tu verras.
Ada n’était toujours pas convaincue.
- Tu ne fais même pas l’effort d’aller le voir, osa Gil.
- Si je lui fais le ménage, il le prend mal. Il finira vieux garçon, et à notre charge.
- Je te rappelle qu’il a préféré prendre son indépendance pour éviter tes remarques !
- Vous vous comprenez mieux que je ne le comprends. Je n’ai pas envie de me fâcher complètement avec lui, mais il m’énerve.
- Ecoute, mon trésor, je sais que j’ai bien fait. J’ai joué mon rôle et travaillé par la même occasion. Tu aurais vu comment Pim a déterré des tablettes d’argile et un grand vase ! Comme s’il avait fait ça toute sa vie ! Et en plus, il m’a parlé de révélation… Même Kris Zolfo était épaté.
Ada sursauta.
- Je te demande pardon ?!
- Et maintenant, je sais ce qu’il fait de ses journées. Ton fils s’apprend l’optique tout seul !
Ada en tomba assise.
- Mais… pourquoi fait-il ça ?
- Pour partir là où il ne sera pas jugé. Il m’a rappelé Galileo Galilei, ça te dit quelque chose ?
- Oh mon Dieu ! Oh, oui, tu as très bien fait ! Mais alors, tout ce bazar dans la cuisine… Et c’est lui, qui a pensé aux câlins ?
- Non, c’est moi. Et j’ai encore quelque chose pour toi…
Soulagée, Ada se pendit au cou de son mari, pour un baiser, une caresse.
- Notre fils a besoin de manipuler des objets. Demain, il me suivra au travail, car il veut percer le mystère de ces tablettes d’argile. Mais nous irons probablement à Massia, pour cela.
- Je te laisse faire, mais par pitié, n’oublie pas ton bigotron ! ! Et reviens avant 23 heures, si c’est possible.
- J’essaierai de ne pas oublier, promit Gil. Plutôt que de se coucher à 26 heures… Je ne sais même pas quelle heure il est.
- L’heure de passer à table. En plus, j’avais préparé un bon petit plat…
- Eh bien, ça m’apprendra, à oublier de ranger la cuisine, fit Gil avec un sourire irrésistible.
- Oh, tu es terrible, mon chéri ! Par contre, nous, on a liquidé les câlins, en t’attendant…
Gil était soulagé d’un tel accueil, et le lendemain, après un long sommeil réparateur, il fila en prenant sa caisse, en direction de la Vieille Mer, non sans avoir donné rendez-vous à Pim. Ils se retrouvèrent sur le site de fouilles de la veille, avec Kris Zolfo, et commencèrent par se pencher sur les cinq tablettes qu’ils avaient déterrées.
- Est-ce que le vase marche avec les tablettes ? demanda Pim.
- S’il est enfoui avec elles, c’est probable. Mais pouvoir lire ces tablettes nous le dirait sans doute plus sûrement, répondit Gil.
- Et si je regardais dans le vase, moi ? suggéra Kris. De toute façon, je ne connais rien à toutes ces langues d’il y a cinq ou six millénaires…
- Je t’en prie, vas-y, fit Gil.
Tout doucement, Kris prit le vase, et le retourna pour le vider. Mais rien n’en sortit, et il fut un peu déçu.
De leur côté, Gil et Pim se mirent à tourner et retourner les tablettes, jusqu’à ce que Pim remarque quelque chose, sur une tranche.
- Là ! lança-t-il, s’excitant. Kris, venez voir !
Kris obéit, et trois paires d’yeux virent enfin une inscription, parfaitement lisible une fois la tablette bien époussetée : « ROMA – AMOR ».
- Dans les deux mots, le deuxième est écrit à l’envers, remarqua Pim le premier. Je veux dire qu’il est écrit dans l’autre sens, ou comment dire…
- Alors ce n’est pas de l’arabe. « Roma, Amor », lut Gil.
- Mon Dieu ! s’exclama Kris, et il retourna au vase.
Seul Pim ne comprenait pas, et son père dut lui expliquer : Rome avait été une ville puissante, et lu à l’envers, son nom donnait le mot « amor », c’est-à-dire l’amour. Tout en écoutant l’explication d’une oreille, Kris, très ému, examina le vase, qui était orné de vignes, de plantes, et enfin il reconnut le dieu grec Dionysos. Alors les trois hommes se regardèrent, prirent les tablettes et le vase, et filèrent à Massia, une quarantaine de kilomètres au nord, non loin de l’ancienne côte de la Vieille Mer.
- C’est une belle histoire d’amour, Pim, annonça Gil quelques jours plus tard. Un riche négociant qui revenait à Rome par bateau, et qui voulait couvrir sa belle de cadeaux… Le vase est neuf et intact. Tu as bien travaillé !
Pim en était tout rouge.
- Papa… je crois que je vais aller à la bibliothèque avec toi, à présent. Maintenant, je sais ce que je veux faire.
- Et quoi donc, fiston ?
- Faire revivre ces belles histoires. Fouiller et en écrire. Ce ne sera peut-être pas une reconstitution exacte, mais moi, ça me fait fantasmer. Une Romaine, ou je ne sais pas quel pays… bref, celui des ancêtres de maman ! Je vais faire comme Ghita et, foi de Pim Dermy, j’œuvrerai pour retracer le passé de la Terre et, pourquoi pas, faire ainsi revivre ses habitants ! Je peux encore vivre une centaine d’années, je ne m’ennuierai plus jamais !
- Et l’optique, alors ?
- Eh bien… ça m’intéresse encore, mais seulement par curiosité. Tant qu’on peut encore regarder les étoiles…
- Alors, à ta santé ! Je suis fier de toi, mon fils !
Et, sous le ciel piqueté d’étoiles, tous deux levèrent leurs coupes.
- Et à la Terre ! ajouta Pim, heureux d’avoir enfin trouvé le sens de sa vie.
© Claire M, 2021