Encore une histoire de sirène...
Cœur de sirène
Coraline sortit, outrée, de chez un énième désormais ex, en claquant la porte.
- Je me vengerai ! lança-t-elle, mais elle n’entendit qu’un rire, ce qui la mit encore plus en rogne.
Elle quitta l’immeuble en fulminant. Celui-ci avait une vue magnifique sur les abords du lac d’Hossegor, et l’air de la nuit fit du bien à la jeune femme. Malgré son désir de vengeance, elle était si échaudée, qu’elle en pleurait. Son cœur hurlait, elle n’avait que des déconvenues. Hagarde, elle se mit à regarder le lac, se disant que la coupe était pleine. Et puis la vie ne l’intéressait plus, tous ses rêves de petite fille s’étaient envolés. Elle n’avait rien pour sécher ses larmes, ayant seulement une minuscule sacoche avec de quoi se remaquiller, et les clefs de son appartement, son téléphone portable.
Son désir de vengeance était tel, qu’il lui vint une idée, ainsi face au lac. Elle connaissait les légendes de Capbreton, d’Hossegor. « Je serai la goutte d’eau qui fait déborder le lac », se dit-elle. Et à peine pensé, elle mit son plan à exécution.
Elle posa sa petite sacoche à pois rouges par terre, sous un chêne-liège, avec sa montre, où la prendrait qui voudrait, car elle l’abandonna là. Puis elle remonta, commença à traverser le pont au-dessus du chenal qui menait au lac et s’arrêta au milieu. Il était près de minuit, et en ce mois de mars, il faisait un peu frais. Il n’y avait pas grand-monde, les vacances étaient pour plus tard, dans cette région du Sud Ouest. Coraline avait bien vu, souvent, mais en plein jour, des jeunes sauter pour rigoler, de là où elle était, pour plonger, nager un peu puis remonter pour recommencer le jeu. A présent, c’était son tour, sauf qu’elle ne voulait pas en revenir, ou alors sous une autre forme. Elle voulait devenir un être de l’océan Atlantique ! Elle n’enleva même pas ses chaussures, enjamba le pont, et plongea n’importe comment.
Coraline commença à s’enfoncer dans les eaux du lac, car à ce moment, la marée était haute, aussi cela avait une incidence sur leur volume, le lac étant marin et donc sujet lui aussi aux marées. La jeune femme avait quand même pris une grande inspiration, avant de sauter. Elle ne luttait pas contre le poids dû à son jean et à ses chaussures, qui l’entrainaient au fond, décidée à en finir avec le monde des humains, qu’elle recrachait. Et tout à coup…
- Ouch !
Coraline rebondit, surprise. Qu’était-ce ? Elle était tombée sur quelque chose… ou quelqu’un ? Elle perçut une voix.
- Vous êtes folle, mademoiselle !
Face à elle, se tenait un régalec à la crête rouge, dont elle ne voyait que l’énorme tête et le début du corps.
- Laissez-vous faire, dit Régis.
- De quoi ?
Mais Coraline but un peu d’eau, et Régis jura sous forme de bulles. Il voulut charger la jeune femme sur son dos, mais elle se mit à se débattre, sentant qu’il voulait la sauver de la noyade.
- Par tous les dieux, ne dites rien, et laissez-vous faire !
- Non ! gg… gargl !
Le régalec eut aussitôt le réflexe d’appeler à l’aide, mais parmi ses congénères des eaux atlantiques, bien sûr. Et il dit bien à Maylis que le cas était urgentissime, puis :
- Restez tranquille, mademoiselle. Remontez un peu.
Prise de panique, tout à coup, sentant ses poumons prêts à exploser, Coraline faisait peu de gestes. Elle ne voulait pas mourir, elle voulait se venger ! Si elle tint le coup, ce fut aussi grâce à cela. Mais elle dodelinait déjà de la tête, quand la sirène du gouf de Capbreton arriva à toute vitesse, pour la saisir sous les aisselles et la ramener à la surface.
- Mais vous êtes folle ! dit-elle alors que Coraline aspirait l’air à grandes bouffées.
- Non. J’ai plongé parce que les hommes sont tous des imbéciles.
- Ça, je vous l’accorde, fit Maylis avec un sourire. Mais de là à se fiche en l’air…
- Je ne veux pas me fiche en l’air, je veux me venger.
- Et en quoi faisant, s’il vous plaît ?
- En attirant les hommes dans l’Atlantique, tout simplement. N’est-ce pas le rôle des sirènes, d’envouter les hommes ?
- Oui… mais seulement ceux de sexe masculin.
- Je sais. Justement.
- Ils vous ont fait du mal ?
- Je suis peut-être un cœur d’artichaut, mais sur la durée, les hommes ne veulent pas de moi. Ça fait dix ans que je cherche le bon, que je crois trouver et qui me largue au bout de trois mois, voire avant. Ça suffat comme ci ! Ils… non, rien.
En effet, Coraline ne voulait pas indiquer à la sirène la véritable raison qui la faisait agir ainsi : sa vengeance serait encore plus sanglante…
- Vous avez l’air jeune…
- J’ai trente-quatre ans.
- Tout n’est pas perdu, mad… euh, c’est vrai, comment vous appelez-vous ?
- Coraline. Et vous ?
- Maylis. Je suis la sirène du gouf de Capbreton.
- Il me semblait bien… vous avez été interviewée, il y a quelques années…
- Je suis la sauveuse du genre humain… Je suis allée contre mes principes, cette fois-là, et ai évité à deux plongeurs de se faire avaler par un cachalot.
- Merde ! éructa Coraline. Et vous voulez me sauver aussi ?
- Ici, contre une sirène, les femmes le deviennent, ou se noient. Seuls les hommes nous intéressent, expliqua Maylis.
- Et qu’en faites-vous ?
- Oh, moi, je ne compte plus les centaines d’années… je m’en moque. Ce sont les poissons qui se chargent de les déchiqueter, la plupart du temps.
Coraline respira, en son for intérieur, et feinta :
- C’est une mort atroce.
- Pourtant, c’est ce que vous voulez, à ce qu’il me semble… n’est-ce pas ?
- Oui, c’est vrai. Du coup, puis-je… ?
Et Coraline regarda Maylis, pleine d’espoir. Mais derrière elle, la tête rouge de Régis surgit, et :
- A quoi pensez-vous, mesdemoiselles ?
- Coraline veut devenir sirène.
- Mais Maylis… nous l’avons sauvée ! En plus, je partage déjà le lac avec Nessie…
- Oh ! s’exclama Coraline. Alors toutes ces légendes sont vraies !
Cela fit sourire Maylis.
- Evidemment, je ne suis pas un spécialiste du genre humain, mais Coraline est une belle jeune femme pleine de vie… Il fallait voir comme elle s’est débattue, quand j’ai voulu la sauver !
Le régalec commençait à agacer Coraline, qui dit d’un ton définitif que oui, elle voulait devenir sirène.
- Eh bien, qu’il en soit ainsi, conclut Maylis. Venez avec moi, Coraline, et dites-moi juste une chose.
- Allez-y.
- Savez-vous nager ?
- On dit de moi que je suis un vrai poisson. Combien de fois me suis-je baignée sur les plages de par ici ! J’aime me faire porter par les vagues.
- Alors vous pouvez devenir sirène. Mais pour l’instant, on va nager jusqu’à un peu plus à l’écart, au fond du lac.
- De toute façon, il est minuit passé…
- Oui, nous serons tranquilles. Excuse-moi, Régis. Je comprends ta réaction, mais… je ne peux refuser la requête de Coraline.
- Ça ne fait rien. J’aurai tenté le coup…
Et le régalec plongea.
- Régis est très gentil, mais il a des côtés pénibles… fit Maylis en souriant. Allons-y.
- Attendez.
Coraline s’approcha du bord, et enleva ses chaussures, qui la gênaient, les balançant sur la rive.
- Enlevez aussi vos habits, ce sera plus simple.
Coraline garda quand même sa culotte, et éprouva la froideur de l’eau, en eut la chair de poule. Elle se réchauffa en suivant Maylis en papillon puis, à l’autre bout du lac, elle devint une jolie sirène à la queue dorée, aussi dorée que les étoiles. Ses longs cheveux noirs, libérés, formaient un contraste qui la rendait unique.
- Oh, tu seras la coqueluche des humains… fit Maylis, émerveillée elle-même, et Coraline rosit.
- Alors nous... euh… on se tutoie ?
- Dans le langage marin, le « vous » n’existe pas. Je ne vouvoie que les humains, mais tu n’en es plus une. Il faudra que tu apprennes ce langage. Ici, nous parlons aussi tous français, ou au moins l’anglais. Nessie a gardé un accent charmant, en français… Mais je t’en prie, explore ce lac. Nessie est resté discret, c’est le domaine de Régis. S’il y a un problème, va le voir lui.
- Merci, Maylis. Je vais suivre v... ton conseil, et explorer le lac.
Et les deux sirènes se séparèrent. Coraline resta là à regarder le ciel étoilé, elle n’avait plus froid. Puis elle observa ce qu’il y avait autour d’elle. Les maisons lui semblaient encore plus belles, bien que la nouvelle sirène s’en soit éloignée exprès. Elle ne regrettait pas son geste, et ressentait une certaine plénitude. En outre, sa vue s’adaptait à sa nouvelle situation, et Coraline distinguait de plus en plus de choses, dans le noir. Elle eut un soupir de bien-être. Elle nagea un peu, ne sachant comment commencer son exploration. Puis elle s’enhardit, et plongea plus profondément dans le lac. Elle évita une grosse patte palmée qui allait attraper un poisson, en poussant un petit cri.
- Oh ! Vous êtes nouvelle ?
Coraline identifia le monstre à son accent anglais, et, en souriant, répondit que oui.
- Et vous, vous êtes Nessie, conclut-elle.
- Oui, en effet. Et vous, comment vous appelez-vous ? D’où venez-vous ?
- Je viens de devenir sirène. Je travaillais à la mairie de Seignosse, mais tout à l’heure, j’ai plongé, pour des motifs, euh… personnels. Je m’appelle Coraline.
- Enchanté, fit Nessie en avançant machinalement sa patte antérieure droite, ce qui eut pour résultat inattendu un éclat de rire de l’arrivante.
Il la regarda, l’air un peu bête, ce qui redoubla le rire de Coraline.
- Vous êtes toujours aussi poli et bien élevé ?
- Je suis britannique… ou plutôt, écossais.
- Depuis combien de temps êtes-vous ici ?
- Des années, probablement. Et je m’en moque. Je ne sais pas tenir le compte tout seul.
Coraline se souvint des centaines d’années évoquées par Maylis, et n’insista pas sur ce point. Elle se fit expliquer le régime des êtres marins, mais Nessie remarqua, au bout d’un moment, qu’elle dodelinait de la tête.
- Que vous arrive-t-il, vous avez sommeil ?
- Ça doit être ça… Où puis-je dormir ?
- Eh bien, au fond du lac. Je vous déconseille de dormir sur la plage, même ici il y a des lève-tôt. Et ma devise est : « Pour vivre heureux, vivons cachés »…
- Vous avez raison, reconnut Coraline. Ma première nuit en tant que sirène…
Nessie essaya de sourire. Il ne demandait pas mieux que de l’aider, mais il ne savait pas où dormaient les sirènes, Maylis étant basée à Capbreton. Régis arriva à temps pour le tirer d’embarras. De plus en plus, Coraline baillait de grosses bulles.
- Je m’en doutais, dit-il. Venez avec moi, Coraline, vers le fond du lac, les algues sont nombreuses, vous y serez bien.
- Oh, merci.
Et Coraline s’endormit au milieu d’un entrelacs d’algues qui s’avéra très confortable.
Quelques heures plus tard, en se réveillant, elle se mit à observer sa queue de poisson, devant se persuader que ce n’était pas un rêve : elle avait bel et bien délaissé le monde des humains ! De ce fait, elle retrouva son esprit de vengeance : elle voulait la mettre à exécution sans tarder. Et elle se souvint de ce qu’avait dit Maylis, c’est-à-dire ne viser que les hommes. De toute façon Coraline n’avait rien de particulier contre les femmes. Alors elle se leva, apparut à la surface du lac. Le jour se levait, elle admira une nouvelle fois le ciel, avec ses petits nuages roses. Et, spontanément, elle se mit à chanter. Elle aperçut quelques coureurs, dont des femmes, qui ne réagirent pas. Déjà avant de devenir sirène, Coraline avait toujours aimé chanter, et les deux hommes furent aussitôt ensorcelés. Ils se mirent à regarder partout, alors que la sirène chantait toujours. L’une des femmes rattrapa son ami à temps, mais l’autre en profita pour sauter dans l’eau.
- Aah ! Mon petit déjeuner arrive ! se dit Coraline, ravie.
De fait, l’homme avait des baskets aux pieds, alors que la marée était montante, et le résultat ne se fit pas attendre. Mais Coraline l’acheva, puis le porta sur les algues du lac, où elle s’en reput.
- Un peu trop sec, quand même, se dit-elle. Il n’a pas assez de gras… Il me faudrait des promeneurs, plutôt que des coureurs…
De toute façon, elle eut tout le temps de digérer ce nouveau mets, qui s’avérait copieux. D’ailleurs, elle s’affala dans les algues, et s’endormit assez vite. Quand le soleil se coucha ce soir-là, Coraline sortit la tête de l’eau pour l’admirer. Elle avait toujours apprécié les couchers de soleil. Et elle allait profiter de ce spectacle toute l’éternité… Cela la rendit songeuse, mais une fois la nuit tombée, elle batifola dans le lac, donnant de grands coups de queue, jouant comme un baleineau, chantant. Mais cette fois, personne ne réagit. Dans les maisons autour du lac, à cette période de l’année, leurs occupants étaient couchés depuis longtemps… Mais peut-être rêvèrent-ils de bains de mer, de sirènes… En tout cas, ce fut ce que Coraline se plut à penser. Puis elle nagea longtemps, jusqu’à atteindre le port de Capbreton, mais elle n’alla pas plus loin, et finit par rebrousser chemin, pour aller se coucher sur les algues du lac.
Pendant un certain temps, Coraline découvrit le lac et ses plaisirs, parlait avec Nessie, Régis, plus rarement avec Maylis. Régulièrement, elle s’en prenait de préférence aux promeneurs, mais au bout d’un moment, elle se trouva envahie par tous les gros os de ses victimes. Alors, se souvenant des pot-au-feu de son enfance, elle tenta une expérience : la moelle des os humains. Dans l’eau salée, cela lui sembla être un mets tout à fait délectable. Elle liquida ses os, en catimini quand même. Et Coraline ne trouva rien de mieux à faire que d’en jeter les restes sur une petite plage au fond du lac, presqu’à Seignosse. S’en rapprocher lui rappelait de bons souvenirs, et elle pensait à son travail, se demandant si elle leur manquait. Et puis elle fermait les yeux, se laissant flotter… Malgré sa décision radicale, elle était heureuse.
Mais un soir, des os dans les mains, elle voulut se livrer à son petit manège pour s’en débarrasser. Fort heureusement, elle identifia à temps les policiers, et changea ses plans. Elle lâcha ses os, qui tombèrent au fond du lac, puis ouvrit grand ses oreilles, entre deux eaux.
- C’et curieux, tout de même, disait un policier à un collègue. Tous ces os, et ça dure depuis près de trois mois…
- Et dans l’état où ils sont, impossible de savoir ce qu’il s’est passé. La police scientifique s’arrache les cheveux.
- Et pas mal de gens, tous des hommes, ont disparu… reprit le premier.
- Tu oublies la petite Coraline Bordat, de la mairie de Seignosse… En plus, c’était une bombe, cette fille !
- Oui, il paraît… Et elle travaillait bien ?
- Oui, elle donnait satisfaction. Personne ne s’explique sa disparition. L’enquête piétine, d’ailleurs.
Coraline en savait assez. Et elle décida de changer de tactique. Dorénavant, elle mettrait ses reliefs de repas ailleurs. Elle retourna sur ses algues, tremblant quand même un peu. Elle avait pris goût à cette nourriture… A la fin du trajet, elle tomba sur Nessie, mais elle était dans la lune.
- Eh bien, que t’arrive-t-il ? Tu n’es pas comme d’habitude… s’inquiéta-t-il gentiment.
- Oh, rien… juste une petite frayeur. Je vais m’en remettre au fond du lac.
- Toi, peur ? Tu as fait quelque chose de pas bien ?
- Je ne sais pas.
Et c’était la vérité. Pour Coraline, se repaître de chair fraîche était naturel, du point de vue d’une sirène, surtout vengeresse.
- Mais excuse-moi, je suis crevée, dit-elle encore à Nessie, et il la laissa aller.
Mais à partir de ce moment, on trouva des os ailleurs… Nessie finit par se douter de quelque chose, et en parla à Maylis.
- C’est vrai, j’entends des pêcheurs parler de cette histoire, reconnut-elle. Tu crois que Coraline a un tel appétit ?
- Si elle a de l’appétit, ça ne se voit pas. C’est une très jolie sirène, plutôt fine.
- Oui, c’est bizarre.
- Je me demande vraiment si tous ces hommes qui ont disparu, ce n’est pas elle.
- Tu te fais peut-être des idées. Pour moi, c’est assez improbable.
- J’espère que tu as raison. Il n’empêche que ça se passe autour du lac, et Régis et moi ne mangeons pas de chair humaine.
Maylis se gratta la tête.
- Tu sais, on ne peut pas y faire grand-chose.
- Va au moins lui parler. Moi, je n’y connais rien en sirènes. En plus ça va être l’été, et avec les touristes, je suis un peu inquiet.
Maylis fit un beau sourire à Nessie, et promit, même si elle pensait que l’inquiétude du monstre était injustifiée. De ce fait, elle laissa passer un peu de temps. Mais les touristes arrivaient, et Régis tâchait de ne pas apparaître, d’autant qu’il détestait les voir envahir « son » lac. Nessie l’avait compris depuis longtemps, et en plaisantait avec Coraline. Cette dernière continuait son petit jeu avec les hommes, puis elle se débarrassait de leurs os comme elle le pouvait. Maylis entendait des rumeurs, dans le chenal de Capbreton, si bien qu’enfin, elle se décida. On était alors au début de la saison touristique, aussi elle prit le parti d’aller voir Coraline en pleine nuit, et de parler tranquillement au fond du lac, là où elles ne seraient pas dérangées.
Ce jour-là, il avait fait beau et chaud, aussi la température nocturne était très douce. Le centre d’Hossegor se remplissant, mais après minuit, à cause de la fermeture des bars, les touristes refluaient, partant en boîte ou rentrant chez eux. Seul un homme, jeune, suivit un chemin différent, descendit l’escalier à côté du pont. En bas, il enleva son tee-shirt, puis remit son couvre-chef, un chapeau de paille, tenu par une jugulaire. Or, il avait un physique parfait, portait une petite barbe et, habillé de son seul corsaire et de son chapeau, il avait une classe folle pour un vacancier. Il marchait vers la plage la plus proche, humant l’air vivifiant, d’iode et de pins, quand tout à coup, il entendit chanter. C’était Coraline, mais il ne distinguait pas grand-chose, et il ne pensa pas une seconde qu’il y avait des sirènes, ni aux rumeurs qui circulaient. Il arriva à la plage, et voulut écouter, alors il s’assit sur le sable, profitant de l’instant, se disant qu’il aurait dû venir avec une guitare. Mais à près de deux heures du matin, même au lac ? Il allongea les jambes, songeur, se sentant simplement bien. Et Coraline, entre deux eaux, s’approchait. Quand elle vit l’homme de plus près, les yeux fermés, bien bâti comme il était, elle en eut un coup au cœur.
- Qu’il est beau ! lâcha-t-elle, doucement, en langage marin.
L’homme rouvrit les yeux, mais ne vit pas la sirène. En revanche, Coraline le voyait très bien, et son cœur commençait à s’emballer.
- Merde, c’est déjà fini, fit l’homme quant à lui, et il voulut s’approcher de l’eau.
Il releva son pantalon au-dessus des genoux, puis se leva. Coraline ne voyait plus son souper comme d’habitude, elle le mangeait des yeux. Maylis arriva précisément à ce moment-là, et vit l’homme.
- Coraline, tu es là ? Je voudrais te parler.
- Regarde ! répondit seulement Coraline, subjuguée.
- Quoi donc ?
- Cet homme… je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi beau.
- Que veux-tu dire, que ce serait dommage de le manger ? attaqua Maylis.
Surprise, Coraline regarda sa consœur, puis reprit son chant pour toute réponse.
- Non, tu n’iras pas ! lança Maylis.
Mais Coraline chantait doucement, y mettant toute sa passion, alors que l’homme était en train de marcher dans l’eau sans se douter de rien. De son côté, Maylis avait compris, et sauta sur Coraline pour la faire disparaître sous les eaux du lac. Cette dernière montra les dents, toutes deux sur le point de se fâcher. Au bruit, et aux aspersions d’eau non loin de lui, l’homme poussa un « Nom de Dieu ! » tonitruant, pour sauver ce qu’il croyait être deux nageuses en détresse. Maylis reprit aussitôt la situation en main.
- Ne venez pas ! Surtout, ne venez pas ! Ou vous n’en réchapperez pas ! lui cria-t-elle.
- Non, je… je… réagit Coraline, au bord des larmes. Lui, je… je ne le mangerai pas.
Maylis eut un regard mauvais pour elle.
- Prouve-le-moi !
Coraline ne répondit rien, alla à l’homme pour l’entraîner vers la plage.
- Pardonnez-moi… implora-t-elle alors.
- Mais de quoi, madame ? Qui êtes-vous ?
- Une ancienne humaine à qui les hommes ont brisé le cœur. J’ai haï vos semblables, mais…
Et Coraline essaya de regarder le jeune homme, qui était trempé, et encore plus séduisant.
- Coraline ! lança Maylis.
- Connaissez-vous les légendes de ce lac, monsieur ?
- On raconte des choses, mais je ne sais pas quoi en penser… Vous êtes une vraie sirène ?
- Oui. J’ai détesté les hommes au point de… oh, zut à la fin !
Coraline en avait la gorge nouée.
- Vous avez cru que nous étions humaines.
- Oui, c’est vrai. Mais parlez-moi de vous… Vous êtes… ensorcelante…
- Coraline !
- Je dois retourner dans mon élément, monsieur. Je ne vous oublierai plus.
- Vous vous appelez Coraline ?
- Oui.
- Et si nous parlions ?
- Pour me balancer aux flics ? Non, je dois devenir une légende d’ici, moi aussi.
- Je ne vous balancerai pas. Pourquoi le ferais-je ?
- Vous ne connaissez pas mon histoire.
- Alors je n’en dirai rien. Je m’appelle Sébastien. Je reviendrai ici tous les soirs, je ne suis qu’avec des amis, ils supporteront de me voir rentrer tard, eux au moins. Je vous en prie, Coraline ! Les sirènes ne sont donc pas un rêve, je le comprends, maintenant.
- Elles sont plus ou moins gentilles, le mit en garde Coraline. Excusez-moi.
Et elle voulut retrouver Maylis, mais cette dernière s’approchait, tout doucement. Coraline se retourna, la rejoignit en deux brasses, les yeux pleins de larmes.
- Cet homme est trop beau ! dit-elle en langage marin.
- J’ai entendu votre échange. Je te comprends mieux, à présent. Accède à son désir, et demande-lui s’il est vacancier, ou du coin. Tu pleures ?
Coraline s’effondra sur l’épaule de Maylis.
- Coraline ! lança Sébastien, touché.
- Vas-y, mon petit poisson.
- Mes parents me manquent, hoqueta la sirène.
Maylis essuya gentiment les larmes de Coraline avec une main.
- Ecoute, Sébastien t’appelle. Profites-en, si tes parents te manquent. Je te comprends. Et… c’est vrai qu’il est beau. Attends.
Et Maylis revint vers la plage, parla à voix basse.
- Excusez ma consoeur, je connais son histoire, et elle est pathétique. Dites-moi seulement d’où vous venez. Du coin ?
- Non. J’aime les cités marines de l’ouest de la France.
- Je vous confie Coraline. Faites-en une belle… sirène. Merci pour le lac.
Maylis sourit, Sébastien promit, toujours à voix basse.
- Tu peux venir, Coraline. Tu ne lui feras pas de mal, je le sens.
Coraline fit non de la tête, revint, et Sébastien lui saisit une main.
- Vous n’êtes pas obligée de me raconter votre vie, dit-il avec gentillesse. Je viendrai ici, tous les soirs après minuit, et vous me parlerez du lac. Et moi, je pourrai mettre en forme des… des genres de contes. J’aime raconter des histoires.
- Je serai au rendez-vous, mais pas maintenant. Je suis trop... vous êtes si…
Coraline avait toujours la gorge nouée. Il le comprit, et n’insista pas. Elle plongea, et alla pleurer toutes les larmes de son corps au milieu des algues. Plus forte la nuit suivante, elle put retrouver Sébastien, et ils échangèrent longuement. Au fil des soirées, Sébastien s’enhardissait et avoua aimer ces moments en sa compagnie. Il restait sur la plage, les pieds dans l’eau, et la sirène, allongée sur le ventre, à moitié hors du lac, lui renvoyait la balle. Elle finit par lui dire son amour, mais Sébastien se contenta d’effleurer sa queue pour lui rappeler ce qu’elle était, en souriant. Ils parlaient du monde autour d’eux, et Coraline finit par s’apercevoir qu’elle devenait moins superficielle. Si ses parents lui manquaient, elle était heureuse de ne plus appartenir à la modernité ambiante, et de pouvoir parler à quelqu’un sans avoir le téléphone vissé à l’oreille, sans regarder des vidéos ou faire des jeux idiots sur un ordinateur ou une tablette. Et à présent, son régime était réellement marin et donc plus équilibré pour une sirène. Et puis l’amour lui donnait des ailes, elle ne s’était jamais sentie si légère.
A la fin de l’été, Sébastien vint un peu plus tôt, un soir, pour lui annoncer qu’il rentrerait chez lui, à Nantes, trois jours plus tard.
- Nous nous verrons encore demain, et je reviendrai l’année prochaine… Tu auras été mon plus beau rêve, cet été.
Coraline encaissa le coup.
- Mais c’est réel !
Son cœur se mit à hurler.
- Les sirènes existent-elles vraiment, ma Corail ?
C’était le petit nom qu’il lui avait donné.
- J’y ai cru assez pour le devenir, répondit-elle, cachant mal les larmes qui lui venaient. Et… je ne veux pas te quitter.
Sébastien lui caressa la joue.
- Je suis un homme, ma Corail, et tu es une sirène. Je suis désolé…
- Non ! s’écria Coraline, et elle disparut sous les eaux du lac.
Sébastien l’appela longtemps, mais Coraline ne pouvait l’entendre. Elle nageait à toute allure vers le gouf de Capbreton, pour y retrouver Maylis. La sirène jouait avec les poissons, au large des deux phares de Capbreton.
- Maylis ! Maylis ! l’appela lamentablement Coraline, et la sirène cessa son jeu pour se tourner vers elle.
- Que se passe-t-il, Coraline ?
- C’est Sébastien ! Il repart dans trois jours à Nantes, et… je ne peux pas le laisser partir ! Oh ! Si tu savais, s’il savait comme je l’aime ! Et… ma maman me manque tellement !
Coraline parlait et pleurait en même temps. Maylis sentit sa détresse, et prit la place de la mère de la jeune sirène pour l’entourer de ses bras. Cela fit du bien à Coraline, qui s’apaisa peu à peu, surtout quand Maylis lui dit :
- Ne t’en fais pas, il y a une solution. Propose-lui de devenir triton.
- Oh, merci mam… Maylis.
Coraline respira plus librement, remercia encore la sirène du gouf, et repartit dans l’autre sens, jusqu’à « sa » plage. Sébastien avait fini par laisser tomber, ils ne se verraient donc que le lendemain, et jusque là, la jeune sirène se rongea les sangs sans rien pouvoir avaler, malgré les gentillesses de Nessie.
Le lendemain soir venu, Sébastien fut là pour leur dernier rendez-vous, et Coraline lui fit sa proposition, le cœur plein d’espoir.
- Mais ma Corail… nous sommes trop différents.
- Nous ne le serons plus, si tu deviens triton.
- Sans doute… mais ce n’est pas la vie à laquelle j’aspire. Je n’ai que trente ans, j’ai le temps de trouver la vraie femme de ma vie, et d’en avoir des enfants. J’aime tellement les enfants, je travaille parmi eux ! Mais une sirène ne peut pas le comprendre, ajouta Sébastien, un peu désemparé. Tu t’es quand même en quelque sorte suicidée…
Coraline avala sa salive.
- Tu ne m’aimes pas ?
- Tu es la sirène de ma vie, mais la femme que je cherche aura deux jambes, et je pourrai danser avec elle, la conduire où elle voudra… Comprends-tu ?
Coraline baissa le nez, le cœur brisé. Oui, elle comprenait. Et elle s’estimait bien punie d’avoir plongé pour devenir sirène.
- Sois heureuse, ma Corail. Je penserai à toi toute ma vie. Je t’aime, mais en tant qu’amie.
- Je ne peux pas te forcer, admit Coraline. Alors, sois heureux, mon amour. Je suis… désolée. Je vais écouter Nessie, dont la devise est « Pour vivre heureux, vivons cachés »… On verra si je me sens la force de réapparaître, l’été prochain. Et merci pour… tous tes bienfaits. Ces moments passés ensemble.
- Te connaître reste la plus belle chose de ma vie, déclara sincèrement Sébastien. J’espère à l’année prochaine, ma sirène.
Il l’embrassa sur le front, et Coraline ne réagit pas, malgré le feu qui la brûlait.
- Au-revoir, Sébastien, dit-elle seulement.
Il lui fit un signe de la main, s’éloigna lentement, comme à regret. Quand il disparut, Coraline plongea, et alla s’allonger sur un lit d’algues. Elle pleura longtemps, ce qui fit venir Nessie, et il réconforta la sirène.
A partir de ce moment, Coraline, qui ne se faisait plus appeler que Corail, désormais, resta au fond des eaux du lac d’Hossegor, réapparaissant rarement, et toujours à bonne distance des habitations. Elle ne voulait même plus chanter, même si elle avait compris la leçon qu’involontairement, Sébastien lui avait donnée… Aussi, ne soyez pas dupes : Corail aura été « la larme qui fait déborder le lac »…
© Claire M. 2021