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l'imagination au pouvoir
22 janvier 2023

Jeux de sables

Histoire du soir.

 

Le souk s’animait de plus en plus, au fil des heures, et le marchand de temps le sentait bien. Il s’était assis, derrière ses sabliers, clepsydres de différentes tailles, ses cadrans solaires, et de ce fait, il voyait le temps passer. Mais il avait peu de clients, alors qu’il se croyait bien placé, non loin du palais du calife. A l’en croire, les ministres avaient besoin de lui, il en avait farci la tête de son jeune associé, Abdallah. Ce dernier, l’air morne, époussetait les différents objets servant à mesurer le temps, soucieux de proposer des produits impeccables, obéissant en cela à Cassim, le grand marchand de temps, ou celui-ci se croyait tel.

A côté d’eux se trouvait un marchand de tapis d’aspect agréable, avec un léger duvet aux joues, le sourire enjôleur, qui vendait de fort beaux tapis. Il se nommait Ahmed. Cassim se mit à récriminer sur ses propres affaires, vu qu’il ne se passait rien. On s’attardait davantage sur les tapis d’Ahmed, il en avait vendu deux mais n’en tirait pas de gloire, car c’était un homme simple. Il parlait, philosophe, avec Cassim, sans se douter de sa duplicité. Ils furent interrompus par un homme qui cherchait un sablier pour sa femme. Celle-ci l’envoyait là en lui en demandant un qui permettrait de minuter la cuisson des œufs durs. Sans se méfier, l’homme exposa la demande ainsi, ignorant cette durée. Et Cassim en fut fort marri.

-          Abdallah ! Combien de temps, pour des œufs durs ?

-          Que veux-tu que j’en sache, je ne sais pas cuisiner ! Moi, les œufs, je les préfère brouillés !

Cassim eut un soupir d’agacement. Il était pris au dépourvu, il pensait aux grands de ce monde au lieu de se soucier de l’économie domestique. 

-          Alors envoie-moi ta femme, bougonna Cassim, contrarié, et il eut un geste qui fit que l’homme ne devait finalement pas revenir.

Ahmed avait assisté à la scène, sans pouvoir répondre lui non plus, étant lui-même célibataire et comptant sur sa vieille mère.

-          Tu es marié, Cassim ? demanda-t-il.

-          Oui… mais mon épouse ne s’immisce pas dans mes affaires. Moi, je gagne ma croûte, et elle, elle s’occupe de nos enfants.

-          Peut-être faudrait-il voir les choses autrement…

-          Les femmes sont faites pour rester à la maison !

Ahmed préféra ne pas répondre. Il était plus jeune que son interlocuteur, qui était déjà chauve, malgré sa barbe brune fournie. Alors il haussa les épaules, et chercha à dévier la conversation.

-          Je voudrais apprendre  à gagner du temps, dit-il enfin. Les voyages sont longs, même avec un moyen de locomotion autre que les pieds…

-          C’est vrai, reconnut Cassim. Mais je ne peux pas changer le temps qui passe.

-          Et ce serait se fatiguer pour rien. Mais toi, de quoi rêves-tu ?

-          De pouvoir me déplacer comme un genni. Du moins, on dit qu’ils le font en un clin d’œil. Ça me permettrait de faire des allers-retours entre ma maison, et ce souk qui est à l’autre bout de Bagdad.

Ahmed hocha la tête. Il savait quoi faire, au moins pour cela, mais se garda bien de le dire : en effet, il pensait qu’avec l’échec que son voisin venait de subir, ce dernier devait être désargenté. Ahmed avait beau avoir bon cœur, il avait tout de même la tête sur les épaules. Aussi dit-il seulement :

-          Je comprends.

« Et demander  à ta femme combien de temps cuisent les œufs durs », pensa-t-il en lui-même.

-          Monsieur ?

Ahmed tourna la tête, et vit un client qui semblait fort intéressé par ses tapis aux mille couleurs. Il s’approcha de ce dernier.

-          As-tu une idée de ce que tu cherches ?

-          Je regarde tes tapis d’Orient… Ils ont l’air très beaux, j’aime les motifs de celui-ci, mais j’ai une question à te poser.

-          Je t’en prie.

Là, le client baissa la voix.

-          Vole-t-il ? Dans les airs ?

-          Tu veux donc en faire un usage particulier, répondit Ahmed en baissant la voix lui aussi, à cause de Cassim.

-          J’ai une jolie princesse  à aller sauver.

Au sourire de son client, Ahmed comprit. Il lui montra le tapis en question, puis deux autres, en en indiquant les prix selon une stratégie bien étudiée, afin de ne pas y perdre.  L’autre paya rubis sur l’ongle, et partit, ravi, son beau tapis sous le bras. Ahmed avait pris la bourse d’or, songeur, et le suivit du regard. « Très mignon », pensa-t-il, sans remarquer le regard concupiscent de Cassim sur l’argent qu’il venait de gagner.  « Avec ça, je peux me considérer comme riche », rêva-t-il, « moi aussi je voudrais une jolie petite femme… Et je lui demanderais combien de temps doivent cuire les œufs durs ! » Cette pensée lui revenant, il se tourna vers Cassim qui, l’air détaché, observait les clients autour d’eux.

-          Tu as de la chance, camarade, dit enfin le marchand de temps.

-          Hum, de quoi ?

-          Je cherche les clients… Si tu en vois un qui regarde le soleil et ses ombres… ou qui presse le pas…

-          Moi, je reste souriant.

-          Tu peux ! s’exclama Cassim spontanément.

Ahmed ne comprit pas.

-          Je veux dire qu’il faut être avenant, pour attirer les clients, dit-il. On n’arrive à rien en faisant la tête.

Cassim le prit personnellement, et s’empourpra.

-          Tu as à peine la barbe au menton, et tu oses me donner des leçons ?! Le temps est plus important que les tapis !

Si Ahmed était surpris, il n’en laissa rien paraître.

-          Ça dépend quel usage on en fait…

Cassim haussa les épaules, agacé.

-          Pfff ! fit-il, et il se leva pour aller prendre à part son associé. Abdallah, écoute voir… Tu as vu la bourse de cet homme ?

-          Si fait, maître, fit Abdallah en baissant la voix lui aussi. Tu veux cette bourse ?

-          Oui.

Ils parlementèrent un peu sur la façon de s’y prendre. Cassim avait observé le marchand de tapis, qui avait à peine caché son gain. L’affaire serait vite entendue, et le marchand de temps rentrerait chez lui sans avoir besoin de vendre quoi que ce soit, vu que le client n’arrivait toujours pas. Le sort d’Ahmed lui importait peu. Tout d’abord, Abdallah reprit son époussetage, chiffon à la main, s’approchant de plus en plus du marchand de tapis, et donc de la bourse souhaitée. Ahmed ne se doutait de rien, et son argent fut subtilisé alors que, par le charme de son sourire, un nouveau client s’était présenté, un employé du palais du calife, pour décorer une de ses salles. Tous deux marchandaient donc, quand tout à coup, trop pressé, Abdallah cassa un cadran solaire.

-          Espèce d’âne bâté ! s’exclama Cassim, contrarié.

-          Maître, j’ai fait ce que j’ai dû.

-          Vous en avez, de la chance, commenta l’employé du palais. Votre bourse est bien pleine…

Cela mit la puce à l’oreille d’Ahmed, tout à coup. Il se tourna vers le coffre sur lequel il avait déposé son or, et celui-ci n’y était plus. Son client vit son geste, mais décida de ne pas intervenir, n’ayant rien vu du vol tant lui et le marchand de tapis étaient occupés à marchander.

-          Par la barbe du Prophète ! s’exclama Ahmed.

-          Je reviendrai demain, rétrograda l’employé du palais. Tes tapis sont très beaux, et le calife paie bien. La paix d’Allah soit sur toi !

Et il s’en alla, alors qu’Ahmed, malgré la paix souhaitée, explosait.

-          Forbans ! J’ai vu vos salamalecs, à ton associé et à toi, Cassim ! Marchand de temps !! Vous n’êtes que des escrocs ! Rendez-moi mon bien !

Cassim haussa les épaules.

-          De quoi parles-tu ? Ce n’est pas moi, c’est Abdallah… et puis, ça dépend quel usage on en fait, je pourrai demander une grande omelette à ma femme !

Furieux, Ahmed cassa un lourd sablier, et en jeta le sable aux yeux du marchand de temps et de son associé, ce qui les aveugla, le temps pour lui de remballer ses tapis  à toute allure.

-          Vous me revaudrez ça, je le jure par Allah Très Haut !

Et il partit sur son âne, avec son stock de tapis.

Dès qu’il fut hors du souk, Ahmed déchargea son âne, et le rendit à son propriétaire, avant de déplier un tapis, sur lequel il posa les autres, ainsi que le petit coffre où il gardait son argent. « Ça m’apprendra, à ne pas me méfier ! » grommelait-il, et enfin il s’assit sur son tapis, avant de disparaître dans les airs, en direction du désert.

Ecœuré, Ahmed espérait encore récupérer son bien, sans trop savoir comment s’y prendre. Son tapis allait vite, mais il s’arrêta près d’une oasis, à la lisière du désert. Là, il se désaltéra, put cueillir quelques dattes, puis il réfléchit. En le quittant, il avait repéré l’endroit où le marchand de temps et son associé vendaient leurs produits et, au pire, il savait où était le palais du calife. Mais il était seul, et avait compris que face à quelqu’un comme Cassim, il aurait du mal  à faire valoir son bon droit. Et il se refusait d’en parler à sa mère, même s’il pensait à elle avec tendresse. Il se résigna un peu, se disant qu’il avait vendu un tapis volant pour une juste cause, espérant que son client avait pu sauver sa jolie princesse. Cela le fit rêver, mais il s’estimait déjà vieux, trente-cinq ans lui semblait beaucoup.

Enfin, quand la nuit commença à tomber, il était toujours là, seul aux confins du désert. Il avait fait ses comptes, tiré quelques provisions qu’il avait, et cueilli encore quelques dattes. Ne sachant plus que faire, il se roula dans le sable, chose qu’il aimait à faire, surtout à ce moment de la journée, quand le désert se refroidissait. Puis il se mit à peu de distance du point d’eau, et étala un tapis pour y dormir, pas trop grand, uniquement destiné à la décoration ou au repos. D’abord, il se mit sur le dos, pour mieux admirer les étoiles, puis il voulut implorer Allah pour qu’Il lui octroie sa grâce. Il se prosterna donc, et enfin, il fut prêt pour la nuit. Mais il se tournait et se retournait encore sur son tais, quand tout à coup…

-         Aïe ! s’écria-t-il.

Et il se massa le bas du dos, avant de reprendre sa position initiale. Il poussa de nouveau un cri, se rassit. Ce faisant, il avisa une forme oblongue sous le tapis.

-         ‘cré nom d’un chien !

Ahmed se leva, poussa le tapis, puis attendit un instant pour que ses yeux s’habituent à l’obscurité. C’est alors qu’il vit cet objet qui dépassait du sable. Il se pencha, creusa légèrement : c’était une petite boîte, et il se demanda, intrigué, d’où elle pouvait bien venir. Alors il la prit. La boîte se mit  à fumer, dans ses mains ; et le couvercle sembla vouloir se lever, mais il était scellé. Son cœur battant la chamade, Ahmed alla prendre de quoi briser le sceau, et ouvrit l’objet. Alors retentit une formidable explosion, qui le fit tomber en arrière, se couvrant le visage de ses bras, croyant sa dernière heure arrivée. Mais au lieu de cela, il se trouva face à un genni enturbanné, qui s’assit sur la boîte ouverte tout en disant :

-         A vos ordres, maître.

-         Par Allah, quel est ce prodige ?!

-         Je suis le genni de cette petite boîte. Je peux te rendre de grands services, si tu le souhaites.

«Allah est avec moi ! » pensa alors Ahmed, ayant toujours en tête sa mésaventure avec Cassim et Abdallah, et il se releva.

-         Oui, je le souhaite, ô genni. Laisse-moi te raconter ce qui m’est arrivé aujourd’hui.

Le genni  fit une petite révérence.

-         Je t’écoute.

Et Ahmed lui expliqua l’affaire.

-         Et le temps me manque, ajouta-t-il. L’or est difficile à trouver, mais quand on en a, il est vite dépensé…

-         Tu as raison, marchand. Laisse-moi réfléchir un instant.

Le cœur battant, Ahmed attendit. Les oreilles du genni fumaient du fait de ses cogitations, et quant à lui, l’aventure était si extraordinaire, qu’il avait du mal à y croire. Au bout d’un moment, un sourire se dessina sur le visage du genni, et ce dernier se pencha sur celui qu’il appelait son maître.

-         Ô marchand, voici ce que nous allons faire. Tu m’as bien dit que tu leur as lancé du sable dans les yeux ?

-         Oui, en effet.

-         Eh bien, je vais te donner du sable, et tu feras la même chose. Mais le sable du désert a des pouvoirs insoupçonnés… Ainsi, tu pourras les endormir, et reprendre ton bien pendant le sommeil de ces deux canailles.

-         Allah soit sur toi, ô genni ! Cela me semble très bien.

-         Alors je vais te laisser ma boîte, invisible aux yeux de tes semblables, qui contiendra ce sable. Mais il faudra l’utiliser parcimonieusement, et uniquement contre ceux qui te cherchent des noises. Si tu n’y prends pas garde, cela pourrait se retourner contre toi. M’as-tu compris ?

-         Fort bien.

-         Mais d’abord, repose-toi. Quant à moi, je vais tâcher d’éviter que ce Cassim ne dilapide ton argent. Sois au souk demain matin, mais dans les airs. Ainsi, en cas de problème tu pourras filer.

-         Merci, ô genni !

-         Et fais de beaux rêvas, marchand. Tu  trouveras cette boîte pleine de sable, à ton réveil.

Ahmed se prosterna, puis regarda le genni partir, et remit son tapis bien en place, pour s’y endormir dans la paix de l’esprit.

Il se réveilla dès les premières lueurs de l’aube, et trouva en effet la boîte, qui était finement ouvragée, qu’il ouvrit. Y voir du sable l’aida à se persuader qu’il n’avait pas rêvé. Mais avant de partir, il fit ses ablutions, mangea encore quelques dattes, puis rassembla ses affaires, qu’il installa avec son petit coffre sur son propre tapis volant. Il avait aussi vérifié que l’argent des deux tapis vendus la veille était toujours en sa possession. Enfin, il repartit en direction de Bagdad.

Ahmed était apaisé, certain qu’il allait récupérer la bourse gagnée, puis perdue, la veille, et peut-être même davantage, si l’employé du palais revenait. « Tout va bien se passer », se disait-il. « Je vais endormir cet abruti de Cassim, ainsi que son associé, et  vais faire des ventes pour offrir un festin à ma vieille mère. Il faut seulement endormir ces marchands de temps qui se moquent des choses du quotidien. »

Alors qu’il approchait de Bagdad, il fit voler son tapis un peu plus bas, pour mieux reconnaître ses voleurs et viser leurs yeux, une fois ses mains pleines du sable du désert. En arrivant vers le souk, il se mit tout de même à appréhender ce qui allait se passer. Mais il voulait, il devait le faire. Il passa au-dessus du palais du calife, et resta à la même hauteur pour aller au souk, deux rues plus loin. L’endroit était déjà bruyant, on s’affairait, et on entendait des ouds pincés par des musiciens, ce qui ajoutait à l’ambiance. Ahmed n’était pas insensible à la musique, mais il avait autre chose en tête. Il dépassa le marché aux esclaves, et retrouva assez rapidement le marchand de temps dont il avait été victime. Mais il resta en l’air sans rien dire. On pouvait l’apercevoir, mais le peuple du souk était fort occupé et n’en était pas à une merveille près, pas même Cassim et Abdallah, aussi Ahmed put s’approcher sans mot dire. Quand les tapis volaient, ils étaient silencieux. Les mains remplies de sable, Ahmed eut  un grand « Allah akbar ! » et les déchargea sur les yeux de ses voleurs, qui s’endormirent instantanément. Mais il y avait du vent, et tout le sable qu’il avait lancé volait autour de lui, tous ceux qui s’approchaient s’endormaient. Au grand désespoir d’Ahmed, l’employé du palais, qui arrivait au même moment, sombra dans un sommeil de plomb.

-         Oh non ! s’exclama-t-il en voyant tous ces gens endormis.

Il se reprit presqu’aussitôt, fit atterrir son tapis et alla récupérer sa bourse, qu’il eut le temps de chercher, tant l’enchantement du sable du désert était puissant. Puis il repartit, comme un voleur, avec les yeux qui lui piquaient. Ahmed se demandait si cela était dû au sable lui-même, ou des larmes de sa part. Il était extrêmement mal  à l’aise, se disant que le genni de la boîte serait courroucé. Le tapis volait tout seul, il avait peur, ainsi, au gré du vent, avec l’impression désagréable de ne pas maîtriser la situation. Il courbait la tête, se demandant quoi faire. Au bout d’un moment, il récita une prière, respira, puis fit virer son tapis vers le désert, à l’oasis où il avait dormi la nuit précédente.

Alors qu’il arrivait, le genni se matérialisa, l’air très en colère. Ahmed prit son courage à deux mains, et les devants.

-         J’ai fait une sottise, ô genni. J’ai dû prendre trop de sable dans les mains, et j’ai été surpris par le vent…

-         A la bonne heure ! gronda le genni. Tu as fait rater un tas d’affaires au souk ! Il s’agissait uniquement de récupérer la bourse qu’on t’a volée ! L’as-tu, au moins ?

-         Oui. Je te la donne, par repentir.

-         Je n’ai que faire de ton repentir ! Je suis un genni, et je m’en moque ! Tu l’apprendras à tes dépens, ô marchand !

Ahmed flageolait sur ses jambes, et se courba.

-         Je ne pensais pas à mal, ô genni ! J’ai seulement récupéré ma bourse, j’aurais pu voler des choses à droite et à gauche, mais je ne l’ai pas fait, et qu’Allah m’en préserve !

Le genni, sensible à l’argument, et  à la bonne foi du marchand de tapis, se gratta la tête. Voyant cela, Ahmed dit encore :

-         Je suis un homme honnête. Laisse-moi vivre, et vendre mes tapis. Ma vieille mère n’a plus que moi, mon frère est mort, et mes sœurs toutes casées…

En entendant cela, le genni se radoucit encore un peu plus.

-         Relève-toi, ô marchand. Je vais trouver une solution à notre problème.

Et une fois de plus, les oreilles du genni fumèrent sous l’effet de la réflexion. Il en avait aussi fermé les yeux. Au bout d’un moment, il les rouvrit, et la fumée s’arrêta net.

-         Je sais ce que nous allons faire. Tu vas changer d’emploi, et je pense que tu en seras heureux.

Ahmed avait envie de tordre le nez, mais n’en fit rien, et demanda, un peu méfiant :

-         De quoi s’agit-il ?  Je ne sais guère que marchander, et compter…

-         Ce sera un emploi de… je ne sais comment l’appeler. Mais dis-moi une chose…

-         Je t’écoute.

-         Aimes-tu les enfants ?

Ahmed ne put s’empêcher de rosir : il aurait tant aimé trouver une femme à son goût, et en avoir, des enfants !

-         Je… euh… oh oui, ô genni !

Le genni avait un sourire charmé, en voyant le trouble du marchand de tapis.

-         Fort bien. Tu as pu constater le pouvoir du sable du désert, eh bien, tu vas continuer de l’utiliser, mais pour un but bien précis.

Ahmed se reprit.

-         Je ne comprends pas.

-         Je vais t’expliquer. Tu n’as pas d’enfants, je crois…

-         Non, en effet.

-         Vois-tu, les enfants font toutes sortes d’histoires, quand on veut les faire dormir. Les mères chantent des berceuses parce que les pères s’énervent aussi, les maisons étant petites. Eh bien, tu passeras au-dessus sur ton tapis, et tu ne viseras que les enfants. Ainsi, ils dormiront et feront de beaux rêves. Je t’adjoindrai une aide qui connaît les plus belles berceuses, et tu auras de l’or pour nourrir ta mère et toute ta famille. Tu travailleras à la tombée de la nuit, et à l’heure chaude. Cela te convient-il ?

-         Oui, mais… je ne ferai que ça ?

-         Le reste du temps, tu pourras faire ce que tu voudras. Je peux te garantir que tu seras un homme heureux, ô marchand.

« Et j’apprendrai à cuire des œufs durs », se dit Ahmed non sans malice, et il eut un sourire.

-         Je crois que tu acceptes ?

-         Allah soit sur toi, ô genni ! J’accepte volontiers un tel emploi. Et où travaillerai-je ?

-         Dans le ciel. Si cette idée marche, car je crois qu’elle a de l’avenir, en plus de ce pays et de la Perse voisine, j’aurai plus de... personnel. Une chose après l’autre, ô marchand, ajouta le genni avec un sourire.

-         Mais rassure-moi sur un point… Ceux que j’ai endormis, tout à l’heure, vont-ils dormir longtemps ?

-         Les adultes dorment de six à sept heures, même avec une petite dose de sable. L’assistante que tu auras t’aidera à trouver la juste dose pour les enfants.

-         Oh merci, merci !

Et Ahmed se prosterna. Le genni souriait toujours. Il dit « je reviens », et disparut dans les airs. L’ex-marchand de tapis se roula dans le sable chaud, puis alla se nettoyer le visage et les mains, au point d’eau. Il était si rassuré, qu’il piqua lui-même un petit somme, sur l’un de ses tapis. Le genni le trouva ainsi, et il était accompagné d’une très jolie jeune femme vêtue d’une robe bleu nuit.

-         Ô  marchand ! glissa le genni.

-         Je croyais que je ne l’étais plus, murmura Ahmed, qui avait vu la jeune femme, avec ses formes attirantes.

En effet, le genni et celle-ci étaient arrivés en parlant fort, et Ahmed était aussitôt tombé amoureux de cette femme. Il se sentait comme un enfant, tout à coup.

-         Si tu ne dors pas, debout ! fit le genni, étonné.

-         Certes !

Et Ahmed se leva, pour  faire discrètement une œillade à l’arrivante. Elle-même le trouvait aussi à son goût.

-         Présente-moi cette beauté, ô genni…

-         Il n’en est pas besoin... Je me présenterai toute seule. Je m’appelle Djamila. Nous arpenterons le royaume du sommeil ensemble… mon beau marchand de sable.

-         Oh ! s’exclamèrent en même temps Ahmed et le genni. J’aime beaucoup cette formule, ajouta ce dernier.

-         Mais que vais-je faire de tous mes tapis ?

-         Va au palais du calife, et vends-lui-en au moins un. Avec l’argent de tous tes tapis, tu auras de quoi t’acheter une maison, et avec l’or que tu vas gagner, tu vivras encore mieux. Toi et les tiens ne manquerez de rien. Quand ce sera fait, tu pourras entrer en fonction. Et n’oubliez pas, tous les deux : une fois à l’heure chaude, et une fois à la tombée de la nuit !

Il en fut comme le genni l’avait dit : Ahmed et Djamila, de collègues, devinrent vite amants, puis mari et femme, et eurent de nombreux enfants qui feraient le même métier qu’eux. Au fait… vous dormez ? Ou est-ce moi qui ai rêvé cette histoire ?

 

© Claire M., 2022

Commentaires
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