Livres en folie
Vivre livres.
J’avais fini mon livre une demi-heure plus tôt, et voulais déjà choisir le suivant. J’avais posé ce volume là où je le pouvais, au milieu de tout mon fatras de bouquins et de papiers, puis le repris pour le ranger, essayant de me souvenir de son rayonnage : essais, ou biographies même romancées ? Le rangement de ma bibliothèque avait été facile, au début, mais au fil des années, il s’était complexifié, si bien que je ne savais plus où avais-je mis quoi. Ou dans mon rayon sciences ? J’étais perdue. Je ne savais même plus ce que j’avais lu ou pas lu. Mon rangement était clairement à revoir, et mon appartement n’était pas extensible, même si Aymeric était parti avec ses propres livres, en plus de toutes ses affaires.
Sur la fin, nos incompatibilités d’humeur avaient eu le dessus, j’aurais voulu des marques de tendresse, au début de la pandémie, qu’il s’était avéré incapable de me donner. Pire, il avait laissé un champ de ruines dans mon cœur. Je ne pouvais plus voir qui que ce soit, si ce n’était pour adopter un chaton. A présent, Diabolo n’avait pas deux ans, et méritait bien son nom : comme beaucoup de chatons, il était vif et farceur… entre deux siestes. Lui seul pouvait me dérider.
Mes parents avaient attrapé le covid l’un après l’autre, et maman était restée à l’hôpital, sans que nous puissions la voir, mes sœurs et moi, pendant quelques semaines. Et maintenant, tous deux allaient bien, et il fallait refaire le lien. Mais nous avions dû sans cesse remettre à plus tard le repas de famille. Certes, nous nous téléphonions, une certaine chaleur passait ainsi. Mais dans ce silence, je m’étais abîmée dans les livres, au point de ne plus rien ressentir. Je ne réagissais plus. Seul Diabolo me faisait décrocher des sourires, voire des fous rires. Et je me sentais me renfermer en moi-même, comme une tortue. La carapace s’alourdissait avec le temps. Reprendre le travail m’avait été difficile, et avec le masque, comment expliquer la prononciation du français à des étrangers ? Pire, les sons de l’alphabet latin, pour des Slaves ou des Arabes ?! Alors, encore pire qu’avant, c’étaient les livres qui m’avaient accueillie dans leur giron. J’avais relu Andromaque, essayé de rire avec Arto Paasilinna ou Jerome K. Jerome, m’étais imaginée héroïne dans un roman d’aventures… Et à présent, je me sentais comme une idiote, à ne plus savoir ranger mes livres. Pourtant, ils me parlaient :
- Lis-moi !
- Evade-toi !
- Viens découvrir l’Amérique !
A force de chercher où ranger le livre que j’avais gardé à la main, j’en déplaçais d’autres, me souvenant de mes envies, de mes intérêts, du moment où je l’avais acheté…
- Moi !
- Non, moi !
Il semblait que ma bibliothèque échappait à mon contrôle. Un premier ouvrage tomba sur ma tête : Proust. Je crus sentir venir toute la Recherche, voulus pousser des livres. L’autobiographie romancée de Newton me tomba des mains, tandis que, le mouvement initié, d’autres livres se mettaient à tomber. Je voulus les ramasser, mais le deuxième volume de la Recherche suivit, m’assommant presque. J’eus un « ouch ! », mais c’était trop tard : de ce fait-là, ma bibliothèque se déversait à présent sur moi. Mes membres devinrent mous, et mon dos-carapace se mit à subir des coups répétés. Plus j’essayais de repousser les livres, et plus ils tombaient. J’en avais déjà jusqu’aux cuisses, même si je n’étais pas grande, haletais, ne sachant plus que faire. Je respirais comme un poisson hors de l’eau, et craignais un coin de livre dans l’œil, malgré mes lunettes, mais fort heureusement, les plus gros formats se trouvaient sur les étagères du bas des bibliothèques. Et puis j’achetais autant que possible des poches. Pourtant, je ne tenais plus sur mes jambes, tant l’effort était intense. Etais-je devenue un mollusque, une sorte de monstre littéraire ? Quand je tombai en arrière, Diabolo sauta sur les livres qui joncheraient le sol, en miaulant.
- Attention ! lui criai-je, revenant brusquement à la réalité, et j’essayai de sortir du tas de livres.
- Miaou ! Miaou !
- Diabolo ! Ne me laisse pas !
- Miaou !
- Au secours !
A quatre pattes dans les livres, je voulus me relever, mais cette aventure me coupait le souffle.
- Miaou ! Miaou ! Miaou !
Je n’avais rien à quoi me raccrocher, au milieu du bureau, et Diabolo miaulait comme un possédé, probablement devant la porte de l’appartement. Alors j’entendis des coups à la porte, un énorme « boum ! », puis un cri.
- Mon épaule !
Je revins à moi dans un lieu inconnu, et madame Poupin, ma voisine d’en dessous, était penchée sur moi, ainsi qu’un homme plus jeune, lui ressemblant étonnamment.
- Mademoiselle Chalmet ! Comment vous sentez-vous ?
Bien qu’inquiète, la voix de ma voisine se faisait apaisante.
- La vache ! Je n’avais jamais vu autant de livres ! fit l’homme tout en se massant l’épaule.
Je portais une main à la tête, vérifiai aussi que mes lunettes n’étaient pas cassées.
- Ça va aller ? Voulez-vous que j’appelle un médecin ? s’inquiéta encore madame Poupin.
Et moi :
- Mais que s’est-il passé ? Où suis-je ? Et mon petit chat ?
- Votre petit chat a été formidable, mademoiselle. Vous êtes chez moi, et vous avez eu de la chance que mon fils soit là, même si je crains qu’il ne se soit démis l’épaule.
- Je vous ai trouvée ensevelie sous les livres… Je m’appelle Charles, et vous ?
- Appelez-moi Laura…
- Avez-vous besoin d’un médecin ? insista ma voisine.
- Merci, ça devrait aller. Votre canapé est très confortable… Je suis bonne pour reranger ma bibliothèque…
- Non, pas tout de suite, conseilla Charles.
Je voulais me lever, mais madame Poupin me fit signe de rester allongée, et comme j’étais encore hébétée, je me laissai faire, puis but le verre d’eau qu’elle me tendait.
- Ça va mieux ?
- Oui, merci, répondis-je en lui rendant le verre vide. Je voudrais retrouver mon chat. J’espère que vous n’avez pas bouclé la porte…
- Impossible, je crois que j’ai cassé un joint, quelque chose, avoua Charles. Mais votre petit chat n’est pas sorti, maman lui a trouvé ses croquettes et l’a servi. Je crois que dans la cuisine, il n’y a pas de problème. Maman ?
- Oui, ne vous en faites pas, mademoiselle. Charles, tu peux peut-être remonter avec elle…
Je respirai un bon coup, m’assis sur le canapé.
- Merci, vous êtes très gentils tous les deux.
- C’est juste normal. Et moi, je vais tout de suite appeler quelqu’un pour réparer votre porte. Je prends les frais en charge, c’est moi qui l’ai cassée.
Je voulus prendre l’escalier pour rentrer, mais Charles se récria et me soutint dans l’ascenseur. Il avait pris son téléphone, mais d’abord, il prit la mesure des dégâts. Je voyais ma porte enfoncée, tenant par un seul gond. Pourtant, Charles n’était pas si costaud que ça, quand on le voyait. Il était de corpulence moyenne, ni grand ni petit, et ses yeux verts avaient une petite nuance de malice qui lui allait bien. D’ailleurs, il était limité dans ses gestes, et composer le numéro d’un réparateur s’avéra plus compliqué que prévu.
- Vous avez mal ? Vous voulez de l’arnica ? proposai-je en pensant aussi à mes propres ecchymoses.
- Je verrai ça plus tard, crâna-t-il. Je ne peux pas vous laisser comme ça.
Il voulut même m’aider à ramasser les livres, mais clairement, il peinait.
- C’est vous, qui devriez voir un médecin, Charles.
- Oh, merde…
- Je vous revaudrai ça. Le temps de me remettre de mes émotions, et je vous prépare un bon repas, pour les jours qui viennent. Donnez-moi votre numéro de téléphone. Je me débrouillerai toute seule, je vais ranger ma bibliothèque différemment.
- Vous êtes sûre que ça va aller ?
- Ça fait près de deux ans que je vis seule… avec mon coquin de chat.
- Comment s’appelle-t-il ?
- Diabolo. Pour un petit chat noir…
Mais j’étais rassurée : ce filou rattrapait sa sieste sur son coussin préféré, dans la chambre. J’offris un verre de Perrier à mon invité, qu’il but en tenant le verre de la main gauche. Puis il retourna chez sa mère, avant que je le rappelle une fois ma porte réparée.
Quand je le revis trois jours plus tard, il avait le bras en écharpe, et m’avoua être resté à l’étage inférieur, tant il était embêté à cause de son épaule. Au téléphone, il avait été si discret ! Je ne l’avais même pas croisé dans l’immeuble. Aussi je me félicitai d’avoir fait de la brandade, qu’il pouvait aisément manger de sa seule fourchette. Il me parla de la mère de ses enfants, ces derniers lui manquaient, à cause de son accident en défonçant ma porte il ne pouvait pas conduire. Je crus devoir m’excuser.
- Mais non, on se rend service, c’est normal ! En plus, ma mère m’a dit que vous ne faisiez pas beaucoup de bruit, et c’est vrai…
- Même en rangeant ma bibliothèque et en écoutant AC/DC ?
- Ça ne s’entend pas. Mais parlez-moi de vous, que fait une si jolie fille toute seule ?
Je rougis un peu.
- Je… je crois que j’ai mon petit caractère. Je me suis fait larguer au début de la pandémie, pour incompatibilité d’humeur. Vous devinez ce qu’il s’est passé après…
- Oui, le confinement…
- Ni Aymeric, ni moi, n’avons supporté d’être l’un sur l’autre vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.
- Ah oui, je vois… Fichu covid !
Nous nous regardâmes, et je crus comprendre.
- Depuis combien de temps êtes-vous séparé de votre compagne ?
- Oh, ça fait plus longtemps que ça. Quatre ans. Et je l’assume complètement, même si je me suis fait avoir par la suivante. Maintenant, je suis libre comme l’air ! Et il me reste du temps pour m’occuper de mon prochain. Vous, par exemple.
Comment je fronçais les sourcils, il s’empressa d’ajouter :
- En tout bien tout honneur, bien sûr.
Il avait une bonne tête de capitaine Haddock, il ne manquait que la casquette, aussi le sourire me revint.
- Excusez-moi, je suis peut-être indiscrète…
- Oh, je n’en fais pas mystère. Comme vous, quand vous dites que vous avez votre petit caractère. Vous avez l’honnêteté de le reconnaitre.
- Oh, merci, fis-je. Mais vous avez du temps ? Quel métier faites-vous ?
- Je suis DRH dans une petite entreprise. Et vous ?
- Je suis formatrice de français, et je mène quelques combats pour notre belle langue… Avec tous les Ukrainiens qui arrivent par ici, j’ai pas mal de boulot, je dois m’adapter à ce public.
- Ça doit être plus passionnant que DRH… Je suis un homme de contacts, et il m’arrive d’être frustré. On gère des gens, pas des fiches !
- Ah, c’est donc ça !
- De quoi ?
- C’est pour ça que vous avez défoncé ma porte pour me sauver, et supporté les frais…
- Evidemment.
Décidément, ce Charles Poupin était très sympathique… Il ne partit pas sans m’avoir invitée au cinéma, ce que nous fîmes dès le week-end suivant. Et là, il me dit :
- Apparemment, ça fait très longtemps que vous n’êtes pas vraiment sortie…
- Au cinéma toute seule, à quoi bon ? Moi, je trouve ça triste. Je ne suis pas allée au restaurant depuis plus de deux ans, et je devrais faire du sport… mais Diabolo et les livres me retiennent.
- Votre chat est vraiment mignon.
- Oui, et c’est un sacré farceur…
Cela nous fit rire.
- Mais méfiez-vous, avec les livres, reprit Charles. Ne vous laissez pas retenir par eux. Je suis prêt à vous aider à reprendre contact avec le monde.
Je souris.
- Comme votre mère. Et votre épaule ? Vous avez toujours votre attirail…
- Ça va mieux, merci. On va m’en débarrasser dans dix ou quinze jours, je dois faire une radio avant. Mais je ne vous oublie pas pour autant, je tiens à vous aider.
- Non, si vous voulez, je vous emmène faire vos radios… J’ai des moments de libres, dans la semaine. Il n’y a qu’un étage entre nous… Moi aussi, je peux vous rendre service.
- C’est gentil, je vous remercie.
Il semblait touché, et je lui rappelai :
- En tout bien tout honneur ?
- Toujours. Je préfère les Jane Birkin.
Je me sentis un peu vexée pour mon 90C, mais pris le parti d’en rire, et lui rétorquai :
- Et moi, je préfère les hommes imberbes !
Chacun de nous fut rassuré, et nous nous quittâmes en riant.
Charles me fit faire quelques petites choses, balades à pied à la Citadelle, où nous allâmes dans ma voiture. A nos bavardages, je compris que je pouvais le comprendre dans mon nouveau cercle d’amis… dont il fut le premier membre. Il me présenta par la suite sa meilleure amie, Fabienne, un petit bout de femme dont l’humour me plut beaucoup, et un de ses potes professeur de français, Elie, un Juif né en Tunisie, avec qui je me trouvais très vite sur la même longueur d’ondes, grâce à nos métiers respectifs. Fabienne, quant à elle, était dans la peinture, la décoration, cela me faisait rêver, de rencontrer une véritable artiste. Elle était aussi passionnée de tarots, mais essayait de ne pas trop en parler. Avec l’un ou l’autre, en compagnie ou non de Charles, je fis quelques activités, sorties, et trois mois se passèrent ainsi. Elie m’aida à transporter de nouvelles bibliothèques où ranger mes livres, et Charles vint vérifier que tout se passait bien, comme il le souhaitait pour moi. Lui et Elie se tapaient sur le ventre, et ce dernier plaisanta sur son accident, en défonçant ma porte.
- Même pas mal ! crâna encore Charles. Ce jour-là, j’ai fait ma B.A !
- C’est vrai, tu es toujours prêt à aider…
Moi, je restais encore très touchée de son geste, et je lui faisais de la pâtisserie avec plaisir. Charles ne savait plus quel étage il préférait, disait-il, et cela me faisait rire. Un soir de juillet, il me proposa d’aller faire des exercices en ville, mais je ne compris pas ce qu’il voulait dire. Il m’expliqua que mieux vaudrait, peut-être, acheter moins de livres, malgré mes bibliothèques neuves. C’est ainsi que l’idée lui était venue de m’emmener dans une librairie, et d’en ressortir sans rien acheter.
- On peut faire ça progressivement, ajouta-t-il. D’abord dans une petite librairie, indépendante, jusqu’au Furet du Nord…
Je poussai un cri.
- Mais je n’y arriverai jamais !
- Il faut essayer. Laisse-toi faire. Tu as le droit de ne pas emmener ton portefeuille…
- Oh mon Dieu !
- Ça te fait peur à ce point-là ?
- Eh bien…
Je n’osais pas répondre non, consciente qu’il n’avait pas tort, étant donné ce qu’il m’était arrivé trois mois plus tôt, alors je pris une grande inspiration, que Charles sentit venir.
- Si tu y arrives, je t’invite au restaurant.
Cela me décida tout à fait, la gourmandise étant l’un de mes défauts les plus avouables.
- D’accord.
Et quelques jours plus tard, il m’emmena à la « Chouette librairie », que je ne connaissais pas, et qu’il appréciait. Nous traversâmes les artères lilloises, et en y arrivant, je remarquai une église en face de la librairie, plaisantai :
- Si j’arrive à ne rien acheter, je brûlerai un cierge pour Sainte Rita !
- Pourquoi Sainte Rita ?
- C’est la sainte des causes désespérées…
Et nous entrâmes dans la librairie en riant.
Charles regarda les romans policiers, en particulier, tandis que je découvrais l’endroit. Je faillis acheter un marque-page, me reprit au dernier moment. « Rien », me dis-je. Le fait que Charles achetait des livres pour lui me rassura, et je réussis l’exercice, mais ce que je ressentais était bizarre. Nous l’avions fait le matin et, comme j’avais gagné une sacrée victoire sur moi-même, je voulus faire un petit cadeau à Charles. Je lui offris une jolie cravate. Une fois au restaurant, il ouvrit son sac de livres, et me fit cadeau du marque-page qui m’avait le plus plu. Cela m’émut.
- Je t’ai observée, mine de rien. Tu l’as bien mérité, ce signet. C’est pour toi, Laura.
- Oh, merci ! Mais à part ça, qu’as-tu acheté ?
- Des polars, surtout. Maintenant, tu peux faire les boutiques de fringues, si tu veux.
- Non, je… j’ai envie d’aller à Hema, pour quelques petites choses. Et aussi à Pylônes.
- Tu penses à ton appartement ?
- Oui, entre autres.
Charles sourit, et me laissa faire. Je rentrai chez moi soulagée, et écrivis, sur le marque-page : « Non recherche de livres en librairie, exercice 1 ».
Le deuxième exercice se fit aux « Quatre chemins », et la chose s’avéra plus facile, puisque je pouvais me payer un café au milieu des livres. Je pus les regarder, sans acheter. Charles aimait aussi la science fiction, et prit un signet supplémentaire, pour moi. L’idée m’effleura de les collectionner, mais enfin… Sur celui-là, je collai une étiquette « Non recherche de livres en librairie, exercice 2 ». Il y eut encore un troisième exercice, au Furet, et des trois, ce fut le plus difficile, tant il y avait de livres qui m’attiraient, de partout. Pour compenser, je m’achetai une revue… Charles en rit, fit un « bien tenté » qui me ramena le sourire, mais il me laissa faire.
- Après tout, ce n’est pas un livre, tu pourras le jeter…
- Tu penses à la place chez moi….
- Evidemment. Et Diabolo ne se dégourdit jamais les pattes… Tu devrais avoir une maison avec un jardin.
- Non, pas toute seule, opposai-je.
- Alors, prochain exercice : trouver l’amour !
- Ça ne se trouve pas sous le pas d’un cheval, Charles. En plus, tu m’as dit préférer les Jane Birkin.
- C’est vrai, mais tu as du charme, avec ton joli sourire, et tu es féminine… Je suis sûr que tu plais à d’autres, sans le savoir.
Je me grattai la tête. J’avais été si échaudée, avec Aymeric… Il m’arrivait encore de penser à lui, mais de ce côté-là, c’était silence radio. Et il était hors de question de le rappeler – question d’orgueil féminin.
- Hum… peut-être… dis-je seulement à Charles, qui me décocha son plus beau sourire.
- Fais-toi à cette idée. Moi, je vais chercher une occasion de sortie ensemble.
Je le remerciai encore, n’y croyant pas trop.
La première fois, fin août, Charles nous emmena avec Fabienne et un autre ami à lui, nous promener vers le Mont noir. Fabienne et moi, en particulier, y appréciâmes la nature, elle ramassait des feuilles déjà tombées, et je sentis qu’elle avait une idée en tête… Moi, je voulais plutôt y redécouvrir Marguerite Yourcenar, dans ce coin de verdure. Le temps était agréable, Charles avoua après coup avoir regardé la météo pour programmer cette sortie. Yann, son ami, était très gentil lui aussi, bien qu’impulsif, toujours à vouloir courir. Fabienne et moi n’étions pas du tout ainsi, et quand nous nous vîmes plus tard, Charles et moi, il me dit avoir compris que son essai avec Yann n’avait pas marché.
- Moi, dans la nature, je me tais et j’écoute, lui dis-je. Le bruissement des arbres, le chant des oiseaux…
- Mais il aime Marguerite. Enfin bon, tant pis… Je chercherai autre chose. Y a-t-il quelque chose que tu n’as pas fait depuis longtemps ?
Je ne réfléchis pas longtemps pour répondre.
- Oui, j’aime le théâtre, et n’y suis pas allée depuis au moins trois ans.
- La chose écrite n’est pas loin non plus, constata Charles avec un sourire.
- Qu’est-ce que tu veux, j’aime trop les livres… J’essaye d’en acheter moins, mais ils reviennent au galop…
- As-tu réessayé de rentrer dans une librairie sans rien acheter ?
- Euh… bin…
Mon embarras le fit rire.
- Ça ne fait rien, dit-il enfin. Je chercherai une pièce sympa à voir.
Grâce à Elie qui lui fournit l’idée, avec ce dernier, nous allâmes à Lille voir Les fourberies de Scapin, et rîmes beaucoup. En particulier, le « mais qu’allait-il donc faire dans cette galère ? », martelé sur tous les tons, nous fit rire aux éclats tous les trois. Nous terminâmes la pièce en nous tenant les côtes, comme toute l’assistance, à vrai dire. Et nous applaudîmes, tous, les comédiens avec chaleur. De ce fait-là, nous mîmes d’autant plus de temps à sortir du théâtre, dans une cohue invraisemblable, au point que je retrouvais la sensation que j’avais éprouvée quelques mois plus tôt, quand ma bibliothèque avait voulu m’ensevelir. Je dus reprendre mon souffle, bougeai les bras pour faire un peu de place autour de moi.
- Ça va, Laura ? s’inquiéta Charles en évitant une claque que j’avais failli lui donner sans le faire exprès.
- Je… je… ça me rappelle… Ouch !
Et je me retournai vers celui que je venais d’emboutir, qui se décomposa.
- Excusez-moi, madame…
- Non, mademoiselle, dis-je machinalement, car je tenais à ce terme.
L’homme eut un grand sourire, qui m’ensorcela. Elie eut un « ouch ! » à son tour – bourrade de Charles, la cohue ?- et me prit par le bras. Mais je n’y étais plus pour personne : mon prince charmant me regardait, et me disait :
- Que vous êtes belle ! Comment vous appelez-vous ?
Il est vrai que pour aller là, je m’étais faite jolie, et c’était encore l’été… Je n’avais qu’un boléro pour me couvrir les épaules, si bien qu’on voyait mes attraits… Mais je fus sensible à ceux de cet homme, et lui répondis :
- Laura. Et vous ?
- Alexis.
Nous nous regardâmes ; le temps sembla se figer. La main d’Elie, sur mon bras, me fit revenir sur Terre, et je bafouillais, cafouillais lamentablement. Alexis le comprit, posa aussi une main, sur mon autre bras.
- Je vois que vous êtes bien entourée… Laura. Vous me rappelez une poésie de Pétrarque… Je vous laisse aller, mais d’abord… accordez-moi une minute.
Je ressortis du théâtre sur un nuage, le numéro d’Alexis en main, tandis que Charles commentait :
- Eh bien, mission accomplie !
Et d’ailleurs, avec mon beau prince grec, j’avais enfin trouvé ma moitié, juste avant mes quarante ans, qui m’initia à d’autres littératures… Charles fut invité lors de notre mariage, deux ans plus tard, alors que nous attendions des jumeaux, mais nous eûmes surtout encore beaucoup de livres…