Réécriture
Ma Cendrillon.
- Santé, les amis ! On va faire un album du tonnerre !
- Tu dis toujours ça, Louis… s’amusa la seule femme du groupe, Corinne.
- Louis est un excellent compositeur, déclara Jean-Louis sourire aux lèvres.
- Tu dis ça parce que c’est toi et Louis qui écrivez les chansons du groupe !
Et les quatre membres s’esclaffèrent.
- Tu ne dis rien, Richard… remarqua Louis l’ébouriffé.
- Pardon, je rêvais…
- A quoi ?
- A tes chats, Jean-Louis, plaisanta Corinne.
- C’est eux, ou Corinne, fit Jean-Louis. N’est-ce pas, ma féline ?
- Toi !!
- Dis-moi à quoi tu rêvais, on pourrait peut-être en faire quelque chose, Richard ?! suggéra Louis.
- Oh, je regardais les filles, et je pensais à Cendrillon…
Les trois autres éclatèrent de rire.
- Sans blague, les amis, reprit Richard. Imaginez comment ce serait, dans notre monde moderne…
- Et elle s’échapperait en 4L ?
- Un potiron qui deviendrait 4L ?
- Non, une citrouille, dans le conte c’est une citrouille ! rappela Corinne.
- C’est pareil !
- Penses-tu !!
- Bon, on ne va pas se disputer pour une citrouille !
Et ils riaient ! Le patron du bar les regardait, puis vit une vieille dame entrer, l’air plutôt sombre, qui vint lui réclamer une bière, « bien forte, s’il vous plaît ». Il se méfia, regarda encore ses clients préférés, ce petit groupe qui commençait à avoir du succès – et qu’il écoutait, d’ailleurs, non sans déplaisir. Leur conversation sur Cendrillon le faisait rire, et la vieille dame le remarqua, voulut demander :
- Vous… ?
- Je vais vous servir, madame, excusez-moi. Ecoutez ces amis-là, vous avez une tête d’enterrement.
- Oh, ça ne va pas si mal…
Et elle attendit sa consommation, écoutant ces quatre jeunes gens élucubrer sur le conte de Cendrillon elle aussi…
A vrai dire, c’était une jeune fille simple, qui avait pour seul tort d’être jeune et jolie, propulsée trop tôt dans le malheur après la mort de sa mère. Avec sa belle-mère, qui avait ramené ses deux filles, plus âgées qu’elle, ça avait vite été électrique. Tant que son père était à la maison, toutes trois se tenaient relativement tranquilles, et Cendrillon, comme à son habitude, avait continué de cuisiner pour son père, considérant simplement avoir trois convives de plus. Ses demi-sœurs étaient odieuses et de véritables ogresses, elle les engraissait exprès, mais c’était à double tranchant, car elle n’en paraissait que plus jolie, ce qui rendait folles ces dernières. Alors elles prenaient son balai, son ramasse-poussière, qu’elles vidaient sur la cadette, qui n’en pouvait mais, mais qui, par dignité, évitait de leur donner le plaisir de la voir pleurer. Et Cendrillon plombait sa cuisine, Jeanne et Adélaïde mangeaient, leur mère aussi. Mieux, toutes trois en redemandaient.
- Fais-nous ton gratin de potiron, Cendrillon ! Potiron Cendrillon !
- Et ton riz à la béchamel !
Et la belle-mère :
- Demain, fais-nous une bonne blanquette !
Certes, si le père de Cendrillon était heureux de manger si bien, il n’en voyait pas moins leurs manigances, et aurait voulu aider sa fille ; mais il ne le pouvait, étant souvent parti du fait de son métier. Aussi Cendrillon était bien seule.
Elle ne trouvait du réconfort qu’auprès des animaux : son vieux chat gris, Général, les oiseaux à qui elle donnait à picorer, Flouff, le chien de sa marraine… Mais cette dernière ne venait que quand elle savait Cendrillon seule, et l’aidait à sa manière, Flouff dans ses jambes. Alors, sa filleule pouvait rire, mais c’était rare. Car Bernadette, la marraine, bien que vieille dame, était souvent occupée par ailleurs… Elle allait régulièrement à des congrès ésotériques, avait enfants et petits-enfants, un chien glouton et des phasmes chez elle… Elle s’intéressait également à la zoologie et aux plantes médicinales, aimait à courir la campagne autour de la Loire, mais personne n’avait le droit de la suivre…
Un jour, alors que le père de Cendrillon s’était absenté pour un mois, un prince voisin annonça à la télévision qu’il voulait se marier et que, pour cela, son père avait décidé d’organiser un bal, y conviant toutes les jeunes filles des environs. Adélaïde et Jeanne, qui avaient respectivement vingt-sept et vingt-cinq ans, réagirent aussitôt, et leur mère s’en réjouit, elle aurait été heureuse de caser une de ses filles avec un prince, pensez donc ! Cendrillon, qui secouait la nappe par la fenêtre, ne fit qu’apercevoir le prince à l’écran, mais son cœur battit un peu plus fort. Elle aussi, elle aimerait tant aller à ce bal ! Mais, connaissant ses demi-sœurs, elle tenta de faire semblant de rien. Ces dernières jacassaient déjà.
- Quelle jolie moustache ! disait l’une.
- Et qu’il est bien tourné ! renchérissait l’autre.
Cendrillon les regardait à la dérobée, se disant qu’avec le volume de leurs postérieurs, et les vilains boutons qui les affligeaient, aucun prince n’oserait même les regarder.
- Et toi Cendrillon, qu’en penses-tu ? lui demanda sa belle-mère.
- Rien, je l’ai à peine vu, j’étais occupée.
- Bah ! lança Adélaïde. Aucune Cendrillon, attifée comme tu l’es, ne plairait à un prince !
Et elle eut un rire gras, tandis que sa sœur attrapait la nappe, pour la lancer sur Cendrillon.
- Et tu irais au bal habillée ainsi ?!
Le cœur de la jeune fille saignait, à ces mots.
- Laisse-moi cette nappe ! fit-elle.
- Tu as raison, c’est là ton emploi ! Viens Adélaïde, allons inspecter nos armoires !
- Oui, et gare à Cendrillon si nos affaires ne sont pas bien repassées !
Et les deux jeunes femmes quittèrent la pièce en riant. Le cœur gros, Cendrillon replia la nappe pour aller la ranger, et fit la vaisselle.
Mais elles furent bien trois, pendant les quinze jours suivants, à chercher quoi mettre pour le bal. Seule Cendrillon n’en parla pas. Les beaux vêtements offerts par sa mère avaient disparu, et elle ne possédait guère que des pantalons informes, de vieilles jupes que ses demi-sœurs ne voulaient plus porter. Elle entreprit de chercher des chutes de tissus pour les améliorer, ce qui lui fut facilité par les requêtes incessantes de Jeanne et Adélaïde concernant leurs propres tenues de bal : en effet, elle dut en couper.
A tout hasard, Cendrillon confia un message pour Bernadette à un pigeon voyageur qu’elle nourrissait à l’insu de sa belle-mère et de ses demi-sœurs, pour l’informer de ses projets. Car elle ne savait pas comment elle irait au bal du prince, ayant également été dépossédée de son vélo. Sa famille vivait dans une grande propriété à l’écart du village, ce qui lui rendait les déplacements difficiles, d’autant qu’on ne lui avait pas laissé le loisir de passer le permis de conduire. De ce fait, c’était sa belle-mère qui faisait les courses, mais Cendrillon faisait tout le reste. Elle n’était plus allée au village depuis la mort de sa mère, trois ans plus tôt.
Le soir du bal, comme on était en automne, sa belle-mère, qui n’était pas bien maligne avec l’heure d’hiver, devait aller avec ses deux filles au château du prince. Mais leur départ fut quelque peu chahuté. Lees deux jeunes femmes se disputaient déjà les futures faveurs du prince, et chacune voulait être la plus jolie, ondulait des reins, prenait des poses aguichantes, sous l’œil amusé de leur mère. Jusqu’au bout, elles ennuyèrent Cendrillon avec leurs exigences. Cette dernière avait dû repriser leurs robes en dernière minute, et subir leurs agaceries. « Et toi, Cendrillon ! Mais regarde-moi cette coiffure, tu ne pourrais même pas te présenter au château ! » L’autre l’avait griffée avec une épingle à nourrice, jugeant qu’elle travaillait mal à sa couture. Pourtant, la tenue que Cendrillon s’était préparée en secret était bien plus belle et fraîche…. Car en vérité, elle s’était révélée excellente couturière. Elle aurait voulu mettre cette jupe et ce bustier, se trouver des chaussures et filer très vite, même à pied, à condition toutefois de partir tôt, pour être à 21 heures au château. Elle aurait dû avoir le temps, mais au moment de partir, sa belle-mère houspilla ses propres filles, qui ne partirent pas sans avoir renversé au passage la boîte d’épingles, de boutons, de tout ce nécessaire à couture, dan leur hâte.
- Cendrillon tu ramasses tout ça, et tu ranges ! s’énerva la mère de famille comme si sa belle-fille n’était qu’une vulgaire souillon. Et gare à toi, si je ne retrouve pas tout à sa place à notre retour !
Puis la porte claqua.
Profondément blessée par ces scènes, Cendrillon commença par s’écrouler, en larmes. Général, le chat de la maison, vint alors ronronner auprès d’elle, comme pour l’apaiser. Peu à peu, la jeune femme se reprit, le caressant encore et encore. Enfin, elle se releva, et ouvrit la fenêtre, pour se reprendre. Puis elle alla à la salle de bains, se débarbouilla, et revint pour ranger le désordre laissé par ses demi-sœurs.
Elle était à ramasser chaque épingle une à une, quand elle entendit des oiseaux gazouiller par la fenêtre. Elle regarda Général, qui s’était assoupi sur le canapé, y laissant encore des poils, et soupira.
- Je suis désolée, jolis petits oiseaux, mais le chat….
- Tchip tchip tchip !
Bientôt, c’était un véritable concert, et les oiseaux s’invitèrent à l’intérieur, très sûrs d’eux. Une fois là, tous se mirent à l’ouvrage, prenant les épingles, les boutons dans leurs becs, pour les remettre dans les boîtes prévues à cet effet. Cendrillon, charmée, se mit à chanter. Général gardait les yeux mi-clos, trop vieux et fatigué pour courir après les oiseaux. Fort heureusement, aucune pie ne s’était présentée, au grand soulagement de la jeune femme. La besogne fut promptement faite, et elle n’eut qu’à remettre les boîtes en place, et à passer un dernier coup de balai.
Alors Cendrillon courut à sa petite chambre sous le toit, et s’habilla, passant un gros gilet au-dessus de sa tenue, à cause de la saison, se coiffa. Ses longs cheveux blonds manquaient de vitalité, mais elle décida de faire avec, de toute façon ses demi-sœurs étaient si laides ! S’attendant à devoir aller à pied, Cendrillon, ayant trouvé des chaussures hors-saison, alla à la cuisine, et mangea la dernière part de tarte au potiron qu’elle avait confectionnée le matin même, pour avoir déjà quelque chose dans le ventre. Puis elle alla dans le jardin, et alla chercher par où passer sans être vue, sans laisser de traces, prévoyant que le retour risquait d’être très long. Curieux, Général l’avait suivie, de son train de sénateur. Cendrillon cherchait une issue discrète, quand elle sursauta : un bruit de freins ! Craignant le pire, elle sauta dans un buisson, abîmant sa tenue au passage, en sortit un instant plus tard.
- Bernadette !
- Ma petite fille ! J’ai eu ton message, je vais t’aider !
- Mais comment es-tu venue ?
- Dans ma Coccinelle, répondit simplement sa marraine. Mais viens là !
Et Bernadette serra Cendrillon dans ses bras. Ce simple contact émut la jeune femme aux larmes.
- Là… Tu vas aller à ce bal, et plus vite que tu ne crois ! Mon Dieu, tu n’as pas froid ?!
Une manche du gilet se détricotait, et la jupe s’était quelque peu déchirée…
- Non… le prince… il est si beau… un soleil…
- Je vais t’arranger ça, suis-moi.
Bernadette alla ouvrir le petit coffre de sa Coccinelle, d’où Flouff sortit en aboyant. Général avait déguerpi. En réalité, le petit cocker roux tournait beaucoup sur lui-même… Sa maîtresse se mit à vider le coffre, des objets divers se mirent à voler. Le cœur de Cendrillon battait à tout rompre.
- Mais qu’ai-je fait de cette baguette ?!?
- Bernadette ! Je vais aller à pied !
- Tu es folle ! Je ne te laisserai jamais aller à ce bal ainsi ! Je vais la trouver, cette fichue baguette !
- Quelle heure est-il ?
Bernadette s’interrompit pour consulter sa montre.
- Pas encore 20 heures.
- Mais il faut y être à 21 heures !
- Je sais quoi faire, laisse-moi chercher !
Alors Cendrillon joua avec Flouff, le temps que sa marraine remette la main sur sa baguette magique, cinq minutes plus tard. Et elle respira. Enfin, Bernadette se dirigea vers le potager.
- Des potirons… fit-elle. Oui, cela fera l’affaire. On va prendre le plus gros.
- Mais que veux-tu faire ?
- Tu vas voir.
Et Bernadette brandit sa baguette.
- Abracadabra !
Mais elle eut beau faire, le potiron résista, et elle jura. Cendrillon était sur des charbons ardents.
- Le temps presse, marraine !
- Je sais, nom d’une pipe !
Mais Bernadette dut finir par chercher autre chose. Flouff, apeuré, était parti, alors Général était revenu, et les regardait, curieux. La marraine avisa le chat, sortit les clefs de sa Coccinelle.
- Mais que fais-tu ? s’étonna Cendrillon.
- Vous irez dans une berline, je te le promets ! Abracadabra !
Cette fois, le sort fonctionna. Ayant vu Général, Bernadette pointa à nouveau sa baguette, et le chat devint un chauffeur très smart. Comme Flouff s’approchait, curieux lui aussi, Général prit un malin plaisir à lui mettre son pied au derrière, avant d’ouvrir la portière de la belle berline.
- Un instant, Cendrillon ! Abracadabra !
Et la jeune femme se trouva magnifiquement vêtue, coiffée, chaussée. Puis Bernadette dit très vite de rentrer avant le dernier coup de minuit à l’église voisine, car à cette heure, chacun, la voiture, le chat, Cendrillon reprendrait ses oripeaux. Ils promirent d’obéir, et Général mena sa maîtresse au bal pied au plancher. A 21 heures tapantes, elle y était, et irradia la salle des fêtes du château. Chacun fut stupéfait, et le beau prince alla la prendre par la main et ne la lâcha plus de toute la soirée. Toutes les dames présentes étaient jalouses. Aux anges, Cendrillon ne vit ni sa belle-mère, ni ses demi-sœurs, qui du reste ne l’avaient pas reconnue.
Quand tout à coup… Dong ! Dong ! Comprenant, se souvenant à la dernière minute des recommandations de Bernadette, Cendrillon partit à toute allure, sans se soucier du chewing-gum perdu sur l’escalier du château, à cause duquel elle perdit sa chaussure sans s’en apercevoir, sauta dans sa berline, et Général défonça tout sur son passage tant il allait vite, avant de redevenir chat environ un kilomètre avant le bercail. Cendrillon et lui entreprirent de faire les derniers mètres dans le noir, à pied, mais Bernadette arriva alors fort opportunément, un petit sac à la main.
- Montez dans ma Coccinelle, dit-elle seulement, après l’embrassade et les remerciements de sa filleule, qui avait pris son animal dans ses bras.
- Miaou ! fit Général, content de lui, et il fit de l’œil à sa maîtresse.
Un quart d’heure plus tard, il s’endormait comme un bienheureux dans la petite chambre de Cendrillon, avec elle. Avant de les quitter, Bernadette avait donné une seule chaussure à cette dernière, celle qui était en sa possession.
- Je m’occupe de tout, avait-elle dit avant de l’embrasser puis de repartir.
Mais Cendrillon, à la pensée de cette soirée inoubliable, ne pouvait dormir. Aussi, une heure plus tard, elle entendit rentrer sa parentèle, d’autant que ses demi-sœurs parlaient très fort, depuis l’étage inférieur.
- Cette fille ! Mais cette fille ! s’esbaudissait l’une.
- Elle va nous piquer le prince ! geignait l’autre.
- Penses-tu ! Elle est partie en courant !
- Avec le prince à ses trousses, Jeanne ! Il est capable de la retrouver, il est prince !
Ne sachant pas que ce dernier lui avait couru après, Cendrillon, dans un premier temps, s’en réjouit, jusqu’a ce qu’elle se demande pourquoi il ne l’avait pas rattrapée. Mais à vrai dire, elle n’avait jamais couru si vite. Décidément, ce soir-là, il y avait eu de la magie dans l’air… Quand elle trouva enfin le sommeil, Cendrillon fit de beaux rêves.
Dès le lendemain matin, cependant, la réalité la rattrapa. Il y avait la maison à tenir, à laquelle sa belle-mère trouvait toujours à redire. Ses sœurs étaient encore excitées par l’aventure de la veille, même si elles n’avaient finalement pas dansé avec le prince, et lui parlèrent de cette belle inconnue… Cendrillon souriait à part elle mais se garda bien de le montrer. Elle était encore aux anges, à cette sensation de plénitude qu’elle avait éprouvée en dansant avec le prince. Quand on lui en fit la remarque, elle dit seulement qu’elle avait fait de beaux rêves.
- Ah bah oui ! Allez, va, ma pauvre Cendrillon, c’est tout ce que tu as : des rêves ! N’en demande pas plus !
- Cette femme était bien plus belle que toi ! fit perfidement Jeanne.
Cendrillon se contenta de hausser les épaules, pour vaquer à ses occupations.
- Tu sais quelque chose ? lui demanda sa belle-mère.
- Non, comment voulez-vous ? J’avais du travail…
- Ah, oui !
Aussi, à part cet échange, la journée de Cendrillon fut comme d’habitude. Elle préparait une soupe avec le potiron qui avait résisté aux enchantements de Bernadette la veille au soir, quand elle entendit ses demi-sœurs regarder les informations à la télévision, mais elle se dit qu’elles devaient être en train de se moquer de Giscard, comme à l’accoutumée. Au lieu de cela, quand elle apporta la soupe, elle les trouva à commenter le communiqué du père du prince.
- Il va faire la tournée du village ! Il va venir ici !
- Mais qui ça ? demanda Cendrillon sans comprendre.
- Le prince, déclara calmement sa belle-mère. Et il faut que cette maison soit impeccable, entends-tu, Cendrillon ?!
- Si fait.
La jeune femme avait pris un air humble, mais jubilait intérieurement. Elle le cachait du mieux qu’elle le pouvait, et se disait que ses sœurs ne doutaient de rien ; mais sa belle-mère ? Elle se méfiait, et ajouta, aussi pour se donner contenance :
- Dites-moi seulement quand il viendra, pour que je sache combien j’ai de temps pour tout nettoyer.
- Nous ne pouvons pas te le dire exactement. Il se donne trois jours pour retrouver cette jeune dame, mais n’a pas précisé par où il commencera sa recherche.
- Ça ne fait rien.
Cendrillon s’activa donc. Le prince ne vint pas le lendemain, ni le surlendemain, mais Cendrillon briquait la maison de fond en comble. Il n’arriva, avec un valet, que le matin du jour suivant. Il avait la mine déconfite et commençait à douter du succès de son entreprise. « Si je ne trouve pas ma belle », se disait-il, « j’irai me jeter dans la Loire ».
La belle-mère de Cendrillon avait ordonné à ses filles de bien se tenir, et avait ouvert en personne, tout en faisant une grande révérence. Elle était si repoussante, que le prince fronça le nez, mais il s’obligea à garder contenance, et demanda à voir toutes les jeunes femmes de la maison. Cendrillon n’était pas loin, et avait enfilé un tablier avec une poche où dissimuler sa chaussure, mais ne se montra pas. Elle avait pris un chiffon à poussière, et déplaçait des bibelots dans le bureau de son père.
De son côté, le prince commença par Adélaïde, et lui donna la chaussure de Cendrillon à essayer, masquant une grimace car il voyait bien qu’elle n’était pas sa belle inconnue. Mais quand Adélaïde se mit debout, avec son pied qui débordait de la chaussure, avec le sol tout propre et brillant encore d’eau de Javel, elle glissa, perdit la chaussure et tomba en poussant un cri de rage. Alors, Jeanne s’avança, et l’enfila à son tour. Ayant compris la mésaventure de sa sœur, elle resta stoïquement debout.
- Mademoiselle ?
Jeanne tendit une main dans un geste qu’elle voulait gracieux, puis esquissa un pas en avant, mais impossible de bouger : le chewing-gum, resté sous la chaussure, collait au sol. Elle insista, ploya le genou, et son pied en sortit, tout rouge tant la chaussure serrait.
- Donc ce n’est pas vous non plus. (Et heureusement, se dit le prince). Venez, Alfred.
- Pardonnez-moi, lui dit alors le valet, mais je gage que cette maison est tenue par une femme soucieuse des détails.
- Que voulez-vous dire ? fit le prince.
- Il doit y avoir encore une femme.
Le prince se tourna vers la maîtresse de maison.
- Est-ce vrai, madame ?
Gênée, celle-ci le reconnut, puis s’empressa d’ajouter :
- Mais ce n’est qu’une femme de ménage, une souillon… Adélaïde, Jeanne, allez chercher Cendrillon, et ne craignez rien.
- Oui, Mère.
Cendrillon parut peu après, les cheveux ébouriffés, gris de poussière, avec son grand tablier informe.
- Vous m’avez demandée, monsieur ?
- Oui, mademoiselle. Asseyez-vous, je vous prie.
Et le pied de Cendrillon s’inséra parfaitement dans la chaussure, sous les yeux horrifiés de sa belle-mère et de ses demi-sœurs. Là- dessus, elle tira la seconde de son tablier en souriant, pour la mettre. Le prince, le cœur au bord des lèvres, la faisait se lever, quand la porte s’ouvrit : c’était Bernadette.
- Femmes odieuses ! Heureusement que j’étais là pour veiller sur cette petite !
- Vous ! comprit la belle-mère, furieuse, et elle se jeta sur elle.
Le prince tira tout à coup son épée, piqua les fesses de cette dernière, qui hurla.
- Mère !
La belle-mère et ses filles tremblaient, de peur et de fureur. Le prince avait remis son épée en place, et pris Cendrillon par la main.
- Quittez cette maison avec moi, et je vous épouse.
- Oh oui !
- Alors, raconta la vieille dame à nos quatre amis, la belle-mère et ses filles ont littéralement explosé de rage, et se sont entretuées. Le prince, ma filleule et leur valet étant aussitôt partis au château, je me suis occupée d’appeler la police, et mon vieil ami le père de Cendrillon. Alors pensez si j’ai eu des émotions !
Et elle vida son troisième verre de bière.
- Mais madame… Bernadette… tenta Corinne, qui ne comprenait rien.
Richard restait toujours rêveur.
- Moi, j’ai bien aimé l’histoire du chat, fit Jean-Louis.
- Et moi, j’ai une idée de chanson ! s’exclama Louis. Imaginez : « Cendrillon pour ses vingt ans / est la plus jolie des enfants… »
- Génial ! rebondit Jean-Louis. On l’écrit !
- Je vous remercie, jeunes gens. Vous en ferez ce que vous voudrez…
Et les quatre amis ne se privèrent pas de s’amuser, faisant leur propre version du conte. Le résultat ne déplut pas à Bernadette, quand elle l’entendit à la radio quelques mois plus tard. Mais ses sorts n’étant efficaces qu’une fois sur deux, le groupe implosa quelques années plus tard…
© Claire M, 2023