Grande famille
Ouvertures.
- Hum, papa, ch’est trop bon !
- Et ce ne sont pas de vulgaires chocolats, fit remarquer Pauline. Mais tu fais ça trop souvent, tu habitues trop bien nos enfants, mon cher.
Laurent eut un soupir blasé.
- Laisse-moi me rattraper…
- Nous en parlerons, mais pas devant nos enfants. Souris, à la fin !
- Ça me fait plaisir de vous faire plaisir, même si je n’en ai pas l’air.
- Oh, ça fait près de quinze ans que tu dis ça ! Change un peu de registre !
Laurent préféra se taire, pour ne pas exagérer, car il savait que Pauline était encore plus susceptible, depuis qu’elle avait voulu vivre à ses côtés, après la naissance de leurs jumeaux. Il était devenu soumis, mais c’était bien lui, qui subvenait aux besoins de sa petite famille. Même si Pauline avait un travail Mais Laurent était devenu un avocat très en vue du barreau de Lille et, à ce titre, gagnait extrêmement bien sa vie. D’où ce kilo de Léonidas pour Pâques. En bon descendant d’Italiens, il avait le sens de la démesure. Et de la famille, mais il estimait ne pas avoir eu d’enfants de la bonne personne, ce qui le rendait toujours triste. Souvent, sa fille, Sibylle, le regardait en penchant la tête sur le côté, comme si elle devinait quelqu’un d’autre que sa mère auprès de lui. Mais son fils, Romain, était moins subtil, et s’était jeté sur les chocolats… Il est vrai qu’il mangeait comme un ogre, étant en pleine croissance adolescente, tout comme sa sœur. Mais Sibylle se méfiait davantage de la nourriture, même si elle adorait le chocolat elle aussi. Alors elle le dégustait en prenant son temps, tandis que son frère en engouffrait trois à la suite dans le même laps de temps. Et Laurent les regardait, attendri, à la fois présent et absent. Il aimait ses enfants, mais pensait souvent à autre chose, dont il n’osait pas parler à sa compagne. Mais Pauline comprenait plus ou moins...
- Maman, je peux reprendre du jus d’orange ? demanda Sibylle.
- Bien sûr que tu peux. J’ai des bouteilles d’avance. Tu en veux aussi, Romain ?
- S’il te plaît.
C’était Pâques, le temps était déjà chaud, et Laurent aurait dû se sentir bien là, avec sa petite famille, mais son regard était dans le vide. Il redescendit brusquement sur Terre, quand Pauline lui proposa aussi du jus d’orange. Il balbutia quelque chose, accepta.
- Reste avec nous, lui dit doucement sa compagne. Au moins pour les enfants. Passe-moi donc ton verre.
- On va chez tes parents, tout à l’heure ? demanda Laurent tout en obéissant.
- Ils nous attendent pour treize heures.
- Tu fais bien de me le rappeler…
Pauline préféra ne pas le relever…
Le lendemain, comme c’était les vacances, les enfants se levèrent plus tard, n’étant plus attirés par une énorme boîte de chocolats déjà plus qu’à moitié vide. Et comme il faisait toujours beau, ils allèrent sur la terrasse. Laurent y était, avec un livre, plongeant de temps en temps la main dans les chocolats belges (« grecs », comme disait son père). Voyant cela, Romain et Sibylle se regardèrent, puis leur père, la piscine. Enfin, Laurent s’avisa qu’il n’était plus seul, et tourna la tête.
- Vous vouliez vous baigner ?
- On y pensait, mais… fit Sibylle, un peu gênée.
- Tu jouerais au ballon avec nous ? demanda Romain quant à lui.
Laurent referma les yeux, tout en se renversant en arrière.
- Excuse-nous, papa, crut devoir dire Sibylle.
- Papa ?
Romain s’était approché de la chaise longue où Laurent s’était installé, uniquement vêtu d’un pantalon de pyjama, des espadrilles aux pieds.
- Ça ne va pas, papa ?
- Si… si.
Sibylle s’approcha à son tour.
- Mais à quoi tu penses ?
- A une vieille histoire… crut devoir éluder Laurent.
- Celle qui te rend triste ? demanda encore la jeune fille.
- Jette donc un coup d’œil sur mon livre, mais ne perds pas ma page. C’est un très beau roman.
Sibylle prit religieusement le livre, en regarda la couverture, l’auteur, le titre.
- Elena Mouro… prononça-t-elle avec l’accent italien.
- Elle est d’origine portugaise, fit Laurent en guise d’explication. Il faut inverser les sons, et lire « Morou ». Mais tu as le droit de rouler le r. Retourne le livre.
Intrigué, Romain regarda aussi.
- Qu’elle est belle ! s’exclama-t-il.
Laurent eut un sourire fugace.
- J’aime beaucoup cette autrice, dit-il seulement. Mais je ne peux pas la lire devant… votre mère.
- Ah bon, pourquoi ? s’étonna Romain.
- Tu n’aurais pas quelque chose à nous dire, par hasard ?
- C’est que… je n’aime pas en parler. Mais je suis si bien, en la lisant, je la retrouve…
- Mais de quoi tu parles ? fit Romain sans comprendre. Tu retrouves qui ?
- Elena Mouro, garçon.
- Pourquoi, tu la connais ? Tu connais un écrivain ? demanda Sibylle tout en feuilletant le livre.
Laurent se gratta la tête, très embêté.
- Je veux bien vous en parler, finit-il par dire, mais je veux être loin de votre maman, pour ça.
Les jumeaux le regardèrent sans comprendre.
- Il y a quelque chose, dit doucement Sibylle.
- Oui, souffla son père. Quelque chose de très… intime. Assurez-vous que votre maman soit loin, qu’elle ne nous entende pas.
- Je vais voir ! lança Romain, et il détala, pour rentrer dans la maison.
Sibylle souriait, connaissant son jumeau par cœur. Il revint cinq minutes plus tard, tout content :
- Maman fait un gâteau ! Elle dit qu’elle va passer du temps dans la cuisine, et qu’ensuite elle fera du ménage…
- Alors on va dans le jacuzzi, les enfants. Je vais chercher mon maillot de bain, et je le mets en route.
Les jumeaux en tapèrent dans les mains.
Peu après, dans le bouillonnement de l’eau, Laurent ferma les yeux, ainsi que ses enfants. Il avait rangé son livre, pour ne pas le laisser traîner.
- Et donc tu connais Elena Mouro ? demanda enfin Sibylle, après un court moment d’extase.
Laurent se lança :
- C’est celle que j’avais épousée. La seule femme que j’ai jamais épousée.
Romain sursauta le premier.
- Tu ne nous avais jamais dit que tu avais épousé une écrivaine !
- Evidemment. Quand je l’ai rencontrée, elle était loin de la célébrité… Votre tante Marie lui a appris à chanter, et Elena a commencé par là, avec des amis de notre bande. Elle avait eu des petits succès aussi dans quelques concours de nouvelles. C’est moi qui l’ai lancée, en quelque sorte, j’ai cru en elle. J’aurais fait n’importe quoi, pour elle, tellement je… je l’aime. Car je l’aime toujours.
- Et maman ? s’étonna Sibylle.
- Elle était secrétaire dans le cabinet médical où j’allais. Il m’arrivait aussi de la croiser dans la rue. Comme elle me regardait, déjà à l’époque…
- Tu n’as jamais caché que tu avais un problème avec les femmes, se souvint Romain.
- C’est malheureusement la vérité… Mais je vais essayer de faire court.
- Non, prends ton temps, papa. Tu trembles ? fit Sibylle.
- Non, c’est l’effet du jacuzzi, mentit Laurent, mais les enfants ne furent pas dupes.
- Ah bon, dirent-ils tous les deux.
- Alors on t’écoute, ajouta Romain.
- Ça vous évitera de faire la bêtise que j’ai faite, jugea Laurent. Bientôt, vous aussi vous regarderez les filles et les garçons de votre âge…
- Si je n’ai pas trop de boutons, tempéra Sibylle.
- Tu es magnifique, voyons, lui dit gentiment son père. Regarde, ton frère est déjà très sûr de lui…
Cela les fit rire tous les trois, et Laurent se reprit et demanda :
- Elena vous intéresse ?
- Oui ! répondirent les jumeaux en même temps, et ils rirent encore.
- Attention, ce n’est que le début…
- Ça ne fait rien, nous sommes en vacances ! déclara Romain, et il se tourna dans l’eau.
- Et on t’écoute, fit sa sœur.
- J’ai rencontré Elena par un ami commun, commença Laurent après avoir pris une inspiration. Mon meilleur ami, Guillaume, que vous connaissez. A l’époque, il travaillait dans l’informatique, et il l’a aidée pour monter un site Internet. Elle voulait se faire connaître en proposant des services, les textes qu’elle écrivait, des considérations sur la langue portugaise, le bilinguisme, ce genre de choses. Guillaume la trouvait passionnante alors, comme j’aime la littérature, il me l’a fait rencontrer. Elena et moi avons eu un coup de foudre, trois semaines plus tard nous étions ensemble… alors qu’elle n’avait pas l’habitude d’être en couple. Elle désespérait des Français, et ne pensait qu’à retourner au Portugal…
- Il y avait un pays entre vous, alors, comprit Sibylle, qui buvait les paroles de son père, tandis que Romain observait :
- Non, Sibylle, deux… Entre le Portugal et l’Italie, il y a la France et aussi l’Espagne.
- Et elle était portugaise ?
- Non, mais c’était tout comme, répondit Laurent. Elle est née en France, mais elle allait tous les étés au Portugal, sa famille est de Coimbra. De ce fait-là, elle est parfaitement bilingue.
- Comme toi l’italien ? demanda Sibylle.
- C’est ça. Mais le français, l’italien, le portugais, sont des langues latines, alors elle est à l’aise linguistiquement. Les Français sont nuls en langues, elle le disait, mais ça a bien changé, depuis dix ou peut-être quinze ans. Quand ça l’arrange, elle préfère dire qu’elle est portugaise.
Cela fit rire les jumeaux, et Laurent eut un petit sourire, se rajusta pour que l’eau lui masse les fesses. De son côté, Romain se remit bien pour écouter, attendant la suite.
- Continue, papa, invita Sibylle.
- Oui… Donc nous nous sommes mis ensemble, en plus nous écoutions la même musique, nos goûts littéraires se ressemblaient aussi. Et elle écrivait, elle a gagné quelques concours d’écriture, comme je vous le disais. Je l’ai encouragée, elle était belle, intelligente, mais elle gagnait mal sa vie… Au départ, elle était traductrice – interprète, et donnait des cours particuliers de portugais ou d’anglais. Elle passe d’une langue à l’autre avec une aisance… Avec moi, elle a eu des notions d’italien, pour parler avec ma famille, ou au moins essayer… Sinon, nous parlions français. Vous savez que vos grands-parents étaient francophiles, la famille De Michelis connaît le français. Papa aimait à en plaisanter avec Elena, dans une langue qui n’était même pas sa langue maternelle…
- Va au fait, papa, fit Romain.
- Oui, pardon. Je pourrais vanter les mérites d’Elena pendant des heures… Donc nous étions ensemble, et je lui ai proposé de vivre de ses passions, grâce à mon argent. Elena a eu du mal à l’accepter, mais a fini par céder en comprenant, grâce à votre tante Marie, qu’elle était douée pour le chant… Alors, avec quelques amis de ma bande, ils ont monté un groupe de rock. En même temps, je lui redonnais confiance aux hommes, en l’amour, en ses possibilités, aussi. C’est une grande artiste, et je l’ai compris très vite. Elle a enregistré un EP, puis un album, et son groupe est parti en tournée pour promouvoir leur musique. Je me retrouvais seul avec nos chats, et pour moi, c’était terrible. Si elle avait eu l’âge de votre mère, c’est d’elle, que j’aurais voulu avoir des enfants. Quand nous nous sommes rencontrés, nous avions tous les deux dépassé la quarantaine, et Elena avait peur d’avoir un adolescent à soixante ans... ou alors, il en aurait fallu plusieurs, mais à l’âge que nous avions, ni elle ni moi n’y croyions. C’était tout ou rien, mais nous avons quand même voulu nous marier, même sans projet de descendance.
- Et c’est pour ça que tu es triste, crut comprendre Sibylle.
- Mon histoire… enfin non, notre histoire n’est pas finie, ma grande. Je vais en venir au point le plus douloureux…
- Il y a eu un problème ? demanda Romain.
- Oui, et même deux. Black cat beat, le groupe d’Elena, a ouvert pour un groupe portugais, et elle et le chanteur, José, sont tombés amoureux fous, mais je n’ai rien vu, rien compris. Pendant ces tournées, je me morfondais à la maison, malgré la présence de nos deux chats. Je manquais de contacts, euh… rapprochés… enfin…
Laurent se mit à rougir, devant ses adolescents, et Romain comprit tout de suite :
- Tu as trompé Elena.
- Oui. Seulement parce que je… manquais d’un corps… féminin. Votre mère. Et là… je n’avais rien prévu, j’ai fait le malin, c’est elle qui m’a donné un… préservatif… et, c’est-à-dire… ça s’est mal passé et… vous avez été conçus.
- Oh bon sang ! réagit Sibylle.
Romain évita le gros mot en mettant une main devant sa bouche.
- Votre mère avait un problème de contraception, aussi.
- De quoi ? demanda Romain.
Laurent en avait les larmes aux yeux, et de gros soupirs. Il eut besoin d’un temps, avant de tenter, maladroitement, de répondre à son fils. Sibylle, plus au courant de ces choses-là, fit comprendre à Romain qu’elle lui expliquerait plus tard, d’autant qu’elle sentait que l’histoire n’était pas finie. A vrai dire, son frère aussi l’avait compris. Sans se faire d’illusions, il conclut :
- Donc Sibylle et moi sommes… un accident ?
- Oui.
Laurent avala sa salive, se passa la main sur le visage, puis reprit son histoire.
- Quand Elena l’a su, en fait elle était soulagée, parce qu’elle avait fauté aussi et qu’avec José, c’était l’amour fou, encore plus qu’avec moi. Elle s’en voulait, mais je ne sais pas ce qu’elle a cru au sujet de votre mère. Elle m’a dit que le plus sage était de divorcer, et que je devrais m’occuper de ma compagne. Mais quand elle a su qu’elle était enceinte de moi… Depuis, je vis avec la honte. Elle est devenue une artiste reconnue, et a arrêté Black cat beat pour se consacrer pleinement à ses écritures, et à son duo avec José. De temps en temps, ils sortent un album, font quelques concerts, mais c’est juste pour rester ensemble. Le pire, pour moi, c’est que José a dix ans de moins qu’Elena, et il avait déjà un fils. Tous deux ont divorcé de leurs… conjoints, pour se mettre ensemble. Et ils ne se sont plus jamais quittés… Moi, je sais qu’Elena est toujours en forme, quand je vois l’imagination qu’elle a, dans ses textes… J’ai tous ses livres, mais je les planque. Votre mère ne veut pas en entendre parler. C’est pour ça que vous ne le saviez pas. Mais je tiens à ce que vous sachiez que je tiens à vous comme à la prunelle de mes yeux. Et toi, Romain, ne te conduis pas comme moi, avec les femmes.
- Les torts étaient partagés, papa.
- Mais… nous n’étions pas désirés, alors !
- Ma Sibylle, voyons…
La jeune fille avala ses larmes, essayant de ne pas les montrer. Laurent le comprit tout de même, et la prit dans ses bras, l’embrassant sur les cheveux. Et Romain posa une main sur l’épaule de sa sœur, qui se laissa faire.
- Ça ne fait rien, dit-il. A moi, ça me donne envie de lire Elena Mouro.
- C’est une femme exceptionnelle. Je te montrerai ma… bibliothèque interdite, si tu veux.
- Papa ! Et… maman, elle nous voulait ? hoqueta Sibylle.
- Elle était si heureuse d’avoir des enfants, quand elle ne s’y attendait plus ! Elle voyait arriver la quarantaine, et il n’a jamais été question d’avorter, si c’est ce que tu veux savoir.
Sibylle eut un soupir de soulagement.
- Je t’aime, papa, dit-elle encore. Et… je pourrai lire Elena Mouro, moi aussi ?
- Ça ne me dérange pas, mais faites attention à votre mère. Elle est si chatouilleuse à ce sujet… Je crois qu’elle lui en veut, parce que je ne l’ai jamais aimée… d’amour. Je rêve toujours autant d’Elena.
Laurent tourna la tête, et passa une main sur son visage, tandis que Romain récupérait sa sœur, qui restait très émue.
- Papa… Papy et mamy De Michelis l’ont connue, alors ? demanda-t-il.
- Oui. On peut même dire qu’ils la vénéraient. Quand j’ai fait ma co… euh, cette bêtise, papa a rigolé, et maman m’a soutenu, même si elle m’a dit que j’avais perdu bêtement la femme parfaite. Mais de toute façon, voilà, il y avait José… Après, c’est facile, de dire que je ne suis qu’un vrai De Michelis, comme mes oncles…
- Moi, Giorgio me fait rire…
- Toi, peut-être, rétorqua Sibylle, qui avait fini par se reprendre. Et ton autre oncle, l’artiste, je veux dire Amedeo ?
- Il y a aussi Filippo. Mon oncle Amedeo est mort trop tôt, vous ne l’avez pas connu. Il comprenait tout, et n’avait que des chattes… Le meilleur parrain, et oncle, du monde. il me manque…
- C’est vrai, tu en parles souvent, remarqua encore Sibylle.
- Alors, vous avez encore envie de me voir, les enfants ?
Les jumeaux crièrent un « oui ! » et chacun embrassa une joue de Laurent, qui était cerné.
- Et montre-nous ta bibliothèque à toi ! ajouta Sibylle.
- Moi, j’ai envie de la rencontrer, Elena.
- Mais il faut qu’elle soit d’accord, frérot. Tu es encore en contact avec elle, papa ?
- Elle était à l’enterrement de mon père, il y a deux ans. Lui et Giorgio avaient voulu garder le contact avec elle. Mais elle reste très discrète, à cause de votre mère. Tous les ans, elle m’envoie un mail collectif de bonne année, et elle pense aussi à mon anniversaire. Et il y a encore autre chose… Vous le verrez quand je vous montrerai ma petite bibliothèque intime.
- Tu as le sens du suspense, papa ! fit Romain en riant, et Sibylle approuva.
- Donc vous ne voulez plus rester dans le jacuzzi ? Allez, encore cinq minutes ! Moi, je vous ai dit des choses pas faciles… Ça va mieux, Sibylle ?
- Oui, répondit-elle tout en s’envoyant de l’eau à la figure.
Par jeu, Romain en fit autant, et tous deux se mirent à rire un peu bêtement, pendant que leur père reprenait contenance. Les jumeaux sortirent du jacuzzi les premiers, saisirent chacun une serviette, et Laurent les rejoignit cinq minutes plus tard, en peignoir de bain.
- Alors vous voulez voir ma bibliothèque ?
- Oui, où est-elle ? demanda Romain.
- Et toi, Sibylle, tu es d’accord ?
- Oui, répondit la jeune fille avec un véhément signe de tête.
- Attendez-moi à l’abri de jardin, je vais chercher une clef.
Il y avait là une petite malle qui ne payait pas de mine, dans un coin, près de la tondeuse et d’accessoires divers pour le jardinage, et avec sa clef, Laurent en fit sauter le cadenas. Deux longues rangées de livres apparurent.
- Attention ! dit-il. Surtout ne touchez à rien, sinon vous allez vous faire mal. Pousse-toi, Sibylle.
Et Laurent choisit deux livres avec précaution, qu’il tendit à ses enfants.
- Regardez les premières pages, dit-il seulement.
Chacun avait un livre, à présent, et les jumeaux étaient un peu intimidés. Mais Romain s’enhardit le premier, et lut la dédicace imprimée.
- A Lorenzo il Magnifico, qui m’a révélé tant de belles choses…
- A toi, Sibylle, dit Laurent le Magnifique avec un sourire.
- A Lorenzo, qui a su me donner confiance...
- Mais après, reprit Laurent, même si Elena continue de me remercier, il y a la mention de José… avant la mienne.
- Je comprends pourquoi tu les planques, fit Sibylle. Si maman est jalouse… et c’est vrai, que tu es magnifique, papa. Même à plus de soixante ans.
- Commencez donc par ceux-là. Je vais fermer la malle, et vous me demanderez quand vous aurez fini, pour les ranger. Et pas un mot de cette malle à maman !
- Il n’y a que des livres d’Elena, dedans ? demanda Romain.
- Non, il y en a quelques autres aussi, mais de personnes discutables. En tant qu’avocat, j’ai voulu lire Hitler, par exemple…
Les jumeaux regardèrent leur père, horrifiés.
- On s’en tiendra à Elena Mouro, dit très vite Romain. Si nos profs savaient ça !!
- Alors je ferme la malle.
Les jours suivants, Romain et Sibylle lurent, en cachette de leur mère, un recueil de nouvelles et un roman, sur lequel ils ne tarirent pas d’éloges, et en voulurent d’autres. Alors Laurent leur fit lire d’autres livres d’Elena Mouro, sauf ses deux essais. Et plus cela allait, plus les enfants étaient fascinés. Pour pouvoir en parler, Laurent devait louvoyer, prétendait emmener les jumeaux dans les environs de Lille et, tranquillement, racontait ce qu’il savait de sa femme, c’est-à-dire jusqu’à leur rupture. Ils allaient même jusqu’à Douai, où ils pouvaient échanger sans que Pauline n’en sache rien. C’était leur petit secret…
Ils arrivèrent ainsi à l’été, et alors Romain et Sibylle se firent plus insistants.
- C’est trop bien, ce qu’écrit Elena !
- Oui, on veut la rencontrer ! renchérit Sibylle.
- Vous en êtes sûrs ? demanda Laurent, le cœur battant.
Il dut finir sa bière d’un trait pour reprendre contenance, puis joua avec son verre. Les jumeaux le regardaient, très étonnés.
- C’est pour ça qu’on voulait rester juste avec toi, déclara Romain. Pour te le demander. Dans le côté flamand de la Belgique.
- Ici aussi, on peut trouver des gens qui parlent le français, lui fit remarquer son père.
- Dans cette foule, personne ne nous entend. Et après, on ira mettre les pieds dans l’eau, tu nous l’as promis, dit Sibylle quant à elle.
- Tu crois qu’on peut rencontrer Elena avant de partir en Italie ?
- Ça dépend si elle est… en France ou au Portugal. Si vous voulez vraiment la rencontrer, c’est maintenant.
Laurent jouait toujours avec son verre vide.
- Elle habite où, en France ?
- Elle est restée dans le secteur. Elle a une maison à Lille, vers le musée des Beaux arts, je crois. Elle me l’avait dit, sans plus de précisions. Nos contacts se font par mail uniquement.
- Alors parle-z-en lui, dit Romain sur un ton sans réplique.
- On dit « Parle-lui en », garçon. Si tu dis ça à Elena, ses oreilles vont friser.
Sibylle pouffa de rire, à cet échange.
- Elle est partie en guerre contre Sarkozy, depuis qu’il a dit « touche-moi pas » à un agriculteur devant tout le monde. C’était il y a vingt-cinq ans… quelque chose comme ça.
Romain siffla, tandis que sa sœur riait toujours, le traitant de gros malin, et leur père esquissa un sourire.
- Mais comment faut-il dire, alors ? s’étonna encore Romain.
- « Ne me touche pas », tout simplement. Bon sang, tout s’est bel et bien perdu… La France a besoin d’une rééducation linguistique !
Mais Laurent avait fini par rire, lui aussi. Il pensait à son ex-femme, à ses petites manies qui la rendaient si charmante à ses yeux… et si, dans son mail, il lui soufflait l’idée d’un troisième essai, sur les problèmes linguistiques de la France des années 2030 ? Cependant, il n’en dit rien à ses enfants, et finit par accepter d’envoyer un mail à Elena, ce qu’il fit le soir même en rentrant chez lui, le cœur toujours battant. Il rédigea son message, s’y reprenant trois ou quatre fois, l’envoyant par mégarde deux fois alors qu’il n’avait pas fini, si bien que le troisième mail différait beaucoup du premier… alors il en envoya un quatrième pour s’excuser. Ce qui lui valut une réponse amusée deux jours plus tard. Laurent avait utilisé son propre ordinateur, et Pauline le vit piquer un fard monumental. Il comprit qu’il n’aurait pas dû rester dans le canapé pour relever son courrier électronique… Il mentit, dit que son copain Alexis avait encore fait des siennes, et quitta la pièce son ordinateur toujours à la main. Sibylle avait cru comprendre, et courut derrière lui.
- C’est… qui tu sais ?
- Alexis. D’accord, c’est un petit rigolo, mais bon…
Et Laurent eut un regard à la dérobée, derrière lui. Pauline riait, probablement à cause de « ce bon vieil Alexis », alors il en profita, et dit très vite, à voix basse :
- Dis vite à ton frère de venir dans le bureau, è a Elena.
Il en mélangeait l’italien et le portugais, Sibylle comprit, et cinq minutes après, tous trois étaient dans le bureau.
- Elle part dans dix jours au Portugal. Si vous voulez la rencontrer, c’est très vite !
Les jumeaux en eurent un bond de contentement.
- Elle est d’accord ? demanda quand même Sibylle.
- Oui. Je peux lui proposer lundi prochain, ou bien le mardi, ces jours-là je n’ai pas de plaidoiries.
- Lundi ! s’exclamèrent les jumeaux dans un bel ensemble.
La demande fut vite agréée et, le cœur sur les lèvres, Laurent se présenta, au jour dit, devant une jolie maison toute fleurie, non loin du musée des Beaux arts. Tous trois étaient très émus. Elena ouvrit en personne, et Romain ne put réprimer un « oh ! » d’émerveillement. Elle sourit.
- Bon sang, Laurent... depuis tout ce temps… Bonjour Romain, Sibylle !
- Vous connaissez nos noms ? s’étonna Sibylle.
- Votre père s’est souvenu des noms d’enfants auxquels je pensais, si j’en avais eu d’un De Michelis…
Laurent cafouilla.
- Je… j’ai fait croire à Pauline que… c’était mon idée. Mes parents ont trouvé mon choix logique, en tout cas.
- Ah, Lorenzo… fit Elena avec un air charmant, ses longs cheveux gris suivant les mouvements de son visage. Tu n’as pas tellement changé.
- Toi, si… toujours aussi jolie, encore maintenant, cela dit.
- C’est vrai, que vous êtes belle, fit Romain, subjugué. Je peux vous embrasser ?
Laurent et Elena se regardèrent.
- Alors j’embrasse tout le monde, dit-elle.
Laurent en serait tombé à la renverse.
- Je suis désolé, je ne peux pas rester…J’ai encore de l’administratif à faire, comme je t’ai dit. Mais je repasserai dans deux heures.
- Entendu.
Le chat de la maison pointa alors son nez.
- Qu’il est beau ! s’exclama Sibylle.
- Tu aimes les chats ? lui demanda Elena.
- Mamy De Michelis en a un, qui est très mignon aussi. Depuis que papy est mort, elle a besoin de cette présence, expliqua Sibylle.
- Et ça fait au moins un an qu’on tanne papa et maman pour en avoir un aussi.
- Alors tu as réussi à remplacer l’irremplaçable... comprit Laurent quant à lui.
- José aussi le voulait. Il les aime autant que moi. Topaze, viens voir !
- C’est un Chartreux ? demanda Laurent alors que l’animal s’avançait.
- A moitié seulement. Il a le ventre et le bout des pattes plus clairs.
Sibylle s’accroupit.
- Topaze ! Que tu es beau ! C’est bien un mâle ?
- Oui, répondit Elena.
Romain fit deux pas pour le caresser, le flatta sous la gorge. Le chat renifla sa main, donna un coup de langue.
- Je crois qu’il m’a dit bonjour !
- Oui, il est moins trouillard que le précédent… Mais entrez !
- Moi, je vous laisse ! dit très vite Laurent. Je viendrai récupérer les enfants vers midi.
- D’accord. A tout à l'heure, Lorenzo.
Il s’en serait liquéfié, et il partit et Elena ferma la porte en souriant. Puis elle conduisit ses invités dans la salle à manger.
- Que de livres ! s’exclama Romain.
Presque tous les murs en étaient tapissés, sauf au-dessus d’un petit buffet où figurait une reproduction de la vague d’Hokusai. José, qui lisait le journal, se leva pour leur souhaiter la bienvenue, il avait un très léger accent portugais. Il portait les cheveux longs, encore noirs, et avait un regard tout aussi noir, ensorcelant, et un sourire magnifique. Sibylle les vit l’un près de l’autre, et comprit aussitôt ce qu’ils avaient en commun. Et José ajouta qu’il allait chercher son fils. Ce dernier avait le même sourire, le même regard franc et direct que son père. Les jumeaux furent surpris d’apprendre que Fausto avait une dizaine d’années de plus qu’eux…
- J’adore Elena, dit-il. Je comprends que vous ayez eu envie de la connaître.
- On va dire que vous êtes la famille élargie, déclara José.
- Oh… oui, tu as raison, mon prince. Voulez-vous boire quelque chose ?
Romain et Sibylle n’en revenaient pas d’être aussi chaleureusement accueillis. Ils acceptèrent un verre de jus de fruits, et tous s’assirent, ainsi que Topaze, qui alla vers Romain.
- Et… et moi, alors ? lui fit timidement Sibylle, ce qui amusa tout le monde.
- Je peux le prendre ? demanda Romain. Pour le mettre entre ma sœur et moi…
- Il n’y a pas de problème, c’est une bonne pâte, répondit Elena, et c’est ainsi que Topaze finit par s’endormir, entre les jumeaux, la main de Sibylle posée sur lui.
Elena leur raconta un peu sa vie, à leur demande, mais parla peu de ses œuvres, ce qui frustra tout de même ses invités. Elle leur expliqua qu’à une lointaine époque, elle avait travaillé avec des enfants, et que Laurent avait joué un rôle clef dans sa vie.
- Sans lui, je ne serais pas aussi reconnue, aussi prolifique. Votre père voulait que je sois heureuse, mais… j’ai rencontré un homme qui avait plus de cœur que d’argent, et c’est bien José, qui me comble.
- Mais ma petite fée… j’ai fini par avoir un vrai travail, pour ne pas faire le parasite… Tu as un grand talent d’écrivain, mais il t’a fallu du temps, et c’est normal.
- Voulez-vous dire que papa n’a pas de cœur ? demanda doucement Sibylle.
- Pardon, je me suis mal exprimée. Je ne l’avais pas vu depuis deux ans, et je sais, je vois qu’il m’aime toujours. Mais José me donne l’amour que ma famille n’a jamais vraiment su me donner. Et maintenant, mes parents sont morts tous les deux… Elena tâchait de garder contenance, regarda Topaze endormi. Vous voyez, c’est ça, le bonheur, pour moi : un foyer aimant, et j’ai même la chance d’avoir un fils, en quelque sorte… Je me fiche de l’argent.
José prit la main de sa femme, et Fausto lui fit un beau sourire.
- Je suis fils unique, dit-il aux jumeaux.
- Tu le regrettes ? lui demanda son père.
- Eh bien… oui, quand même. Que diriez-vous d’être des nôtres ?
- Mais… maman ne voudra jamais, fit Romain. Et nous n’avons que douze ans...
- J’en parlerai à votre père. Il vous a dit la vérité, et j’en ai fait autant. Maintenant, c’est à vous de juger. Ou pas. J’ai toujours eu peur du jugement, en fait. J’ai dû faire un gros travail sur moi, avant de pouvoir vivre de ma plume.
- Et… vous l’avez raconté ? demanda Sibylle.
- Plus ou moins, dans un essai.
Les jumeaux se regardèrent.
- C’est ce que papa ne nous a pas fait lire, se souvint Romain.
- Pourtant, vous aussi vous avez une double culture, fit remarquer Elena. Votre père est d’origine italienne…
- Oui, et il veut que nous apprenions cette langue, dit Sibylle.
- Il a raison. Vous pouvez lire mon essai sur la question, si vous vous en sentez capables. Comme lui, je prône l’ouverture sur le monde. En plus, il me donne encore des idées… excusez-moi.
Et Elena dégaina un petit carnet, prit un stylo, nota quelque chose puis reposa le tout. En voyant l’air des jumeaux, José et Fausto se mirent à rire.
- C’est ça, la vie avec un écrivain…
Et José eut un geste tendre pour sa femme, ce que Romain et Sibylle ne voyaient pas souvent chez eux…
- Et alors, cette matinée chez les Pineiro ? demanda Laurent à ses enfants.
- Génial ! fit Romain.
- Et puis tu sais, papa, nous avons aussi en quelque sorte un grand frère… une famille élargie !
- Reste à savoir comment votre mère va le prendre, quand je lui dirai la vérité…
Laurent se sentait tout chose… Enfin, il respira un bon coup.
- Soit. Nous serons une vraie famille ! Mais pour ma part, je préfère autant que possible me tenir éloigné d’Elena.
Alors il alla courageusement, ce soir-là, vers son énième dispute conjugale, puis Pauline réfléchit, et comprit.
- Dans le fond, ce n’est pas plus mal… pour les enfants. Sans rancune, bel Italien…
© Claire M, 2022