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l'imagination au pouvoir
15 novembre 2019

Belles histoires

La fin de l’histoire.

 

-          Raconte encore, papy !

-          Oh … Ce ne sont pas des histoires pour les enfants, dit malicieusement le grand-père, ravi qu’on lui demande à nouveau des histoires de guerre.

-          Et tu as réellement embrassé une Allemande ?

-          Je suis même allé plus loin !

-          Papa ! s’insurgea son fils aîné.

-          Mais enfin mon garçon, c’est la vie !

-          Tu  insultes la mémoire de maman !

-          Mais pas du tout ! C’était avant de la connaître, et je n’ai pas à rougir de mes aventures ! Et que je sache, toi-même en as vu d’autres, avant de rencontrer ta femme !

Le fils aîné rougit, gêné. Encore un repas de famille qui tournait au vinaigre à cause de son père. D’autant que sa sœur se leva pour prendre sa défense.

-          Laisse papa tranquille.

Renfrogné, le fils aîné dit malgré tout distinctement :

-          Papa n’est qu’un vieux mythomane. Il a été prisonnier pendant quatre ans, la quasi-totalité de la guerre. Quand on est dans ce cas de figure, on ne peut pas regarder les rares femmes qui passent.

Le vieil homme fut coupé net dans son élan. Il regarda son fils en se crispant.

-          Moi… mythomane… murmura-t-il.

-          Ça veut dire quoi, « mythomane », papa ?

-          Ça veut dire qu’on s’invente des histoires.

-          Alors tout le monde l’est, papa !

C’était le plus jeune de la tablée, qui s’était exprimé ainsi avec candeur. Un préadolescent. Le grand-père respira.

-          On les aime bien, tes histoires, papy.

-          Merci.

Mais la voix du vieil homme s’était cassée. Depuis qu’il était à la retraite, il avait écrit son histoire, et d’autres livres encore. Des uchronies : et si Hitler avait gagné la guerre. Et si des catholiques intégristes avaient détruit les ruines gréco-romaines en Europe. Le vieil homme avait de l’imagination, et un talent certain. Il était reconnu comme auteur, bien qu’ayant été médecin auparavant. Il avait repris ses études de médecine après la guerre, après avoir sauvé bien des hommes. Il aimait la vie, et malgré les épreuves, n’avait jamais baissé les bras. Son imagination débordante l’avait aidé, surtout  pendant la guerre, où il avait été très marqué par ses quatre  ans de prison. Il n’avait cherché à s’évader qu’une fois, et quand il avait été repris, il avait compris qu’il ne devrait sa survie qu’à lui-même. Alors il avait tenu. Même privé de liberté. Oui, il avait vu passer des Allemandes. Mais elles n’avaient jamais été  pour lui. Alors ses fantasmes avaient fait le reste. En réalité, il ne l’avait jamais avoué, sauf à sa femme. Il l’avait rencontrée peu après la fin de la guerre, et lui avait confié ses souffrances. Elle l’avait soigné comme un enfant, à sa manière : avec beaucoup d’amour. Et ils avaient eu trois beaux  enfants. Quand ceux-ci étaient petits, il leur avait raconté les histoires qu’il avait vécues, ou imaginées durant sa captivité, toujours avec une part de véracité. Enfants, ils avaient adoré, surtout les deux garçons. Et voilà que l’aîné lui disait, lors de ce repas de famille, devant tout le monde, qu’il était mythomane. Il regardait son fils à la dérobée, et n’osait plus rien dire. Etait-ce une tare, d’être mythomane ? Ils en étaient à la salade, en ce beau jour d’été, il avait raconté des histoires de guerre, pour le plus grand plaisir des plus jeunes. Le vieil homme se sentait incompris, pire, bafoué devant la famille entière. Sa femme n’était plus là pour le soutenir, car elle était morte quelques années plus tôt, des suites d’une mauvaise chute. A présent, il approchait des quatre-vingt-dix ans. La réalité était vraiment trop dure. Il se tourna vers sa fille.

-          Pauline, aide-moi à me lever, s’il te plaît.

Pauline foudroya son frère aîné du regard, et se leva. Elle soutint son père, croyant qu’il voudrait aller se soulager la vessie, ou tout simplement aller se reprendre, seul, au lavabo. Elle le fit donc rentrer dans la maison, mais une fois là, il prit la direction de son bureau.

-          Papa, que fais-tu ? La salle de bains est de l’autre côté !

-          Laissez-moi seul.

-          Non ! Claude est un rustre. Il n’a vraiment pas été gentil. Mais il t’aime, à sa manière.

-          Jean n’a rien dit.

-          Et je crois que c’est préférable. Pardonne-leur, papa. On se fiche que tes histoires soient vraies ou fausses.

-          Ces histoires, Pauline, c’est ma vie. Mène-moi à mon bureau.

-          Non papa, reviens ! Veux-tu t’allonger cinq minutes ?

-          Je vais parfaitement bien, merci. Et puisque tu ne me laisses pas faire, j’irai tout seul à mon bureau. Quitte à y aller à genoux.

Pauline savait son père très têtu. Elle soupira, et le soutint jusqu’au bureau.

-          Ecris, puisque ça te fait du bien.

Elle embrassa son père, et retourna à la tablée. Son frère Jean était en train d’éreinter Claude en règle. L’ambiance était devenue morose. Pauline et ses belles-sœurs durent calmer Claude et Jean. Les enfants ne comprenaient plus. Ils ne voyaient même pas le problème. Où était passé le conteur ? Aux questions, Claude répondit que leur grand-père était dans sa bulle. Pauline le foudroya encore du regard. Mais elle ne voulait pas semer davantage la discorde. Elle termina son assiette sans rien dire, fit passer le fromage. Les langues recommencèrent, tout doucement, à se délier. Seule Pauline restait sur un goût amer. Son mari le voyait, lui serrait la main discrètement. Enfin, elle se leva pour débarrasser et aller chercher le gâteau.

-          Laisse, maman, je vais m’en occuper. Je crois que papa veut te dire quelque chose.

Pauline se retourna, vit sa fille aînée prête à prendre les rênes de cette fin de repas. Sa seconde fille s’approcha.

-          Veux-tu que j’aille chercher papy ?

-          Non, reste à table. Ta mère et moi allons voir ça. Ce serait dommage de finir sans lui.

-          Quel étrange repas, où les jeunes sont plus raisonnables que les plus âgés… fit remarquer la femme de Jean.

-          Allons un peu plus loin, dit le mari de Pauline, là, sous la tonnelle.

Ils se levèrent, et il lui demanda :

-          Ton père est dans son bureau, n’est-ce pas ?

-          Oui. Et tu sais qu’il n’aime pas être dérangé, quand il y est.

-          C’est vrai, que ton père est dans sa bulle. Mais je le comprends. Il n’a pas démérité. J’ai même de l’admiration pour lui.

-          Honnêtement, mon chéri, il est encore plus dans ses écritures, depuis la mort de maman. Mes frères se sont mal exprimés, en réalité nous sommes inquiets pour lui.

-          Tu crois vraiment qu’il est mythomane ?

-          Pas vraiment, non. Je pense qu’au fond, il doit être lucide. Il s’échappe de la réalité. Claude vient de la lui rappeler. Mais papa a réussi sa vie, il est à la retraite, il faut lui foutre la paix. C’est tout ce que je pense.

-          Alors Claude devrait s’excuser, tout de suite, en allant le chercher.

-          Hum ! Je connais papa. Claude l’a vexé. Traiter de mythomane quelqu’un qui a survécu à une guerre et qui a vu des atrocités aussi dans son métier, c’est une atteinte grave. Papa n’acceptera pas ses excuses, ou en tout cas pas aujourd’hui. Non, j’y vais.

-          Je viens avec toi.

Tous deux allèrent vers le bureau. Pauline frappa timidement. Il n’y eut pas de réponse. Son mari frappa à son tour, plus fort.

-          QUOI ? cria une grosse voix.

Pauline se raidit.

-          C’est Charles ! Et votre fille !

-          Fichez-moi la paix !

-          Viens, dit Charles à sa femme, et il ouvrit la porte.

Pauline le suivit. Elle n’allait pas souvent dans cette pièce, et son mari encore moins. Le bureau faisait face à la porte, et Pauline vit tout de suite son père, qui souriait aux anges. Elle s’approcha de lui, le prit par les épaules.

-          Papa, on t’aime. A notre manière, mais on t’aime.

-          Laisse-moi. Je suis… avec ta mère, répondit le vieil homme, qui ne cessait pas d’écrire.

-          Ce n’est pas possible, voyons. Papa… Reviens parmi nous.

-          Je suis dans mes papiers. Avec les morts.

-          Ne dis pas ça, tu me fais peur !

-          Mais ça, c’est la vérité, Pauline.

-          Arrête ce stylo, papa.

C’était comme s’il allait tout seul. Les idées du vieil homme semblaient à peine transiter par sa main. Les mots se formaient d’eux-mêmes.

-          Viens, insista doucement, mais avec assurance, Pauline.

La main, sur l’épaule du vieil homme, était douce et ferme. Fasciné par cette scène, Charles les regardait. A cinquante ans, Pauline était encore belle. Il reconnaissait en elle sa belle-mère, le même regard doux et assuré. Associé au geste, son beau-père ne résista plus. Il poussa sa chaise en arrière. Charles fit un effort, alla vers lui pour aider Pauline à le lever. Il était alors presque face à la feuille sur laquelle son beau-père écrivait. Et, la curiosité en éveil, il essaya de lire. L’écriture était un peu tremblante, mais lisible.

« Et, dans les bras de celle que j’aimais, je pus écrire le mot « fin » de ma propre histoire. « 

Le vieil homme était-il réellement avec sa femme ? Charles était troublé. Il suivit Pauline et son beau-père, et tous trois reprirent place autour de la table.

Etait-ce un fait exprès ? Le vieil homme se mit à faiblir les jours suivants, ne réussissant plus à écrire. Un mois après ce repas familial, il se sentit partir. Ses trois enfants se retrouvèrent au cimetière peu de temps après.

-          Finies, les histoires… soupira Claude. Avec lui, j’aurais voulu rester petit garçon.

-          Et tu le traitais de mythomane ! s’insurgea Jean.

Claude se détourna, regarda sa sœur, puis sa femme. Il fondit en larmes sur la tombe. Jean passa son bras sur les épaules de son frère, sans rien dire. Pauline avait la gorge serrée, devant cette scène. Charles lui tenait toujours la main.

-          Tu sais… Je crois que le dernier livre que ton père écrivait était un roman d’amour.        

 

© Claire M., 2014

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