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l'imagination au pouvoir
10 juin 2023

Et si vous alliez à Naples ?

Pouvoirs marins

 

-          Là ! Je crois que  j’aperçois le Vésuve ! lança Nina. On approche !

-          Oui, on approche, confirma sa sœur, Caterina, mais enfin, ne nous emballons pas…

-          Moi, je m’emballe ! rétorqua Romane. Et puisque je ne conduis pas, je me lâche, tant pis pour les fausses notes !

Et elle se mit à chanter O sole mio, en dialecte. Nina en ferma les yeux, et Caterina commenta, à la fin :

-          Mais tu chantes très bien, Romane…

-          Alors ce sont mes gènes qui ont parlé… Toutes ces vieilles chansons, je les connais par cœur !

-          Je t’en prie, ne te gêne pas, c’est mieux que cette radio… fit Nina.

-          C’est juste que seule Caterina aime les boîtes à rythmes, de nous trois…

L’intéressée eut un petit rire.

-          Bah, c’est gai, je  n’en demande pas plus…

-          Et sans nos hommes et nos enfants ! Moi, ça me met d’excellente humeur ! renchérit Nina.

-          Alors j’enchaine !

Et Romane, sur sa lancée, chanta Torna a Surriento, toujours en dialecte. Les deux sœurs se turent, et une oreille de chat se dressa de nouveau. A la fin de la chanson, l’animal se réveilla.

-          Miaou ?

Les trois filles éclatèrent de rire.

-          Diva a dit : c’est la langue de l’amour ! se reprit Caterina la première, et les deux autres rirent encore. Romane, demande à ton chat ce qu’elle pense de l’Italie !

Romane essaya, mais ne récolta qu’un « crou-ou » désappointé, et Diva lustra son poil avant de changer de position pour se rendormir. Cela fit rire sa maîtresse, qui  posa une main sur son petit corps gris et blanc. Nina s’était retournée pour voir son amie avec son chat, aussi ce fut Caterina qui annonça :

-          Plus qu’une vingtaine de kilomètres avant Naples !

-          La bella Napoli !  y répondit Romane.

-          Depuis quand n’y es-tu pas allée ? demanda Nina.

-          Depuis la mort de ma tante Chiara, il y a… euh, trois ans. Elle chantait tout le temps, je l’adorais. Le cœur sur la main.

Romane ferma les yeux,  à cette évocation, et Diva se mit à ronronner. Sa maîtresse murmura, en français :

-          Chiara me manque tellement…

-          Excuse-moi, crut devoir dire son amie, toujours retournée, en français.

-          In italiano, per favore !

-          En dialecte ! se reprit Romane en riant, et toutes trois éclatèrent encore de rire.

La journée était belle, le soleil bien haut dans le ciel, l’ambiance pouvait être bonne. Romane et Nina se connaissaient depuis très longtemps, contrairement  à Caterina, mais le courant était passé, car les deux sœurs avaient la même joie de vivre, une mentalité très méditerranéenne, et puis elles avaient très peu de différence d’âge, toutes les trois, entre quarante-huit et cinquante-et-un ans. Romane se situait entre les deux, avait fêté ses cinquante ans un mois plus tôt. Elle avait réuni plus de famille que d’amis, et la fête avait été belle, bien qu’elle n’ait personne dans sa vie, si ce n’est Diva qui la charmait. Cela dit, elle l’avait sentie passer, sa cinquantaine. Nina lui avait offert cette virée en Italie entre filles, et Caterina avait adoré l’idée. Romane parlait si bien l’italien, que cette dernière l’avait aussitôt reconnue comme une véritable Italienne. De toute façon, Caterina parlait mal le français, les sons de cette langue lui échappant. Alors sa petite sœur, qui pourtant vivait en France, la fascinait. A sa décharge, elle était banquière, et avait une intelligence pratique que Nina et Romane n’avaient pas. Et elle adorait conduire, alors que Romane détestait cela, après de trop nombreux accidents, surtout de tôle froissée, à vrai dire. Etre délestée de tous ses points sur son permis avait convaincu cette dernière de laisser tomber la voiture, et elle se débrouillait pour se faire conduire par quelqu’un d’autre quand il fallait vraiment prendre le volant. En outre, le paysage italien était si beau !

 Plus elles approchaient de Naples, et plus se détachait le Vésuve, puis le monte Somma, à ses côtés. Romane se délectait de ce qu’elle voyait, sous ce beau soleil. Elle chantonnait encore, en napolitain. A vrai dire, Nina avait éteint la radio dès les premières notes chantées  par son amie. Et elle se demandait si Romane, malgré un prénom français, n’était pas aussi italienne qu’elle et sa sœur… Elles deux étaient gênoises, et avaient déjà senti la différence nord/sud, dès leur arrivée à Rome, quelques jours plus tôt.

-          Je comprends pourquoi tu as  appelé ton chat Diva, finit par dire Caterina. En fait, tu fais un transfert félin !

Dit ainsi, l’intéressée éclata de rire, suivie des deux autres.

-          J’avais oublié que tu lisais les psychanalystes ! se moqua gentiment Nina.

Mais Caterina ne le prit pas mal, rit encore.

-          On approche !

-          On distingue de mieux en mieux le Vésuve, et même le monte Somma, confirma Romane.

-          Et la mer n’est pas loin ! fit Nina, rêveuse.

-          Si vous voulez, on s’installe, et on file se baigner… proposa Caterina.

-          Excellente idée ! approuva encore Nina. Et toi Romane, qu’en dis-tu ?

-          Que je vous suis !

Et moins de deux heures plus tard, elles étaient dans l’eau. Même si elles avançaient en âge, elles étaient encore belles, Romane et Nina portaient des maillots deux-pièces qui flattaient leurs silhouettes et leurs opulentes poitrines, Caterina était plus sage, « parce que je suis la plus âgée ». Romane la sidéra avec son crawl, elle était un vrai poisson dans l’eau, d’autant qu’elle avait de l’entrainement, ayant fait de la natation synchronisée étant plus jeune, et gardé l’habitude d’aller nager. A Sète, où elle habitait, elle allait à la piscine ou dans la Méditerranée, à une époque elle avait même eu une courte histoire avec un maître-nageur, ce qui avait bien fait rire ses parents et son frère.

En retournant à l’hôtel, lessivées mais heureuses, les trois filles trouvèrent Diva dans une valise restée ouverte, dans la chambre de Romane. Elles avaient deux chambres communicantes, les deux sœurs ayant décidé de dormir ensemble. Mais la porte de communication devait rester ouverte pour ces trois jours à Naples. L’hôtel était non loin du quartier du Pausilippe, et de la mer, mais il était encore tôt, alors en attendant d’avoir les cheveux secs après un tel bain, Romane déplia une carte de Naples, sur laquelle elles se penchèrent toutes les quatre, Diva compris. Sa maîtresse la caressa, la posa ailleurs, et écouta idées et envies des deux autres, en plus des siennes.

-          Moi, je voudrais voir Capri, déclara Caterina, et y manger la vraie caprese[1]

-          Oui, c’est le bon moment pour ça, confirma Romane, mais moi, je voudrais surtout marcher dans Naples, peu importe où…

-          Caterina ne connaît pas la ville, contrairement à nous… Il y a de beaux châteaux, de belles légendes, par ici.

-          Tout ça en trois jours ?! s’effaroucha Caterina.

-          Nous verrons, fit Romane. De toute façon, le Pausilippe est juste à côté d’ici, alors je propose une balade ce soir, et nous y dînerons, il y a d’excellents restaurants.

-          Les prix n’y sont pas aussi excellents ! rappela Nina.

-          Alors c’est moi qui offre, décida Romane. Ce sera ma manière de vous remercier pour ce tour d’Italie.

-          C’est vrai, après on remonte à Gênes, la France, Sète, reconnut Nina.

Toutes trois se regardèrent, soupirèrent.

-          On est si bien, ici… fit Romane.

-          Tu es sûre que tu es française ? lui demanda Caterina.

-          Par ma mère, seulement… C’est à mon père, que je ressemble. Et à sa sœur Chiara…

-          C’est vrai, tu en parles souvent, remarqua Nina.

-          Alors, se reprit Romane, on dîne au Pausilippe ce soir ? Si j’invite !?

-          Tu vas te ruiner, dit encore Nina.

-          Tant pis. De toute façon, je vous dois bien ça.

Les deux sœurs se regardèrent, et Romane avait un sourire en coin. Toutes trois prirent un air de connivence, et Nina et Caterina acceptèrent l’invitation, « merci d’avance ! »

Plus tard, elles se régalèrent de spécialités locales, tout en devisant, en italien. Pour ne pas profiter plus que de raison des largesses de Romane, Nina et Caterina avaient convenu entre elles de ne pas prendre les plats les plus chers, et ceux-ci restaient goûteux, préparés avec des produits frais. Toutes les trois avaient un bon coup de fourchette, aussi rentrèrent-elles sans tarder à l’hôtel. Romane retrouva son chat, le câlina, mais ne se déshabilla pas. Un peu lourde, elle ressentait encore le besoin de faire une promenade digestive tandis que, de l’autre côté, les deux sœurs se chamaillaient gentiment, à l’italienne c’est-à-dire en donnant de la voix, et riant beaucoup. Alors Romane passa la tête par la porte.

-          Les filles ! lança-t-elle avec un grand sourire, car ses amies la faisaient rire. Moi, je suis encore un peu lourde, et j’ai envie de revoir la mer… Les plages ne sont pas loin, ne vous en faites pas pour moi.

-          Tu ne veux pas de nous ? minauda Nina.

-          De toute façon, vous êtes déjà en petite tenue… Allez, j’y vais.

-          Bon, comme tu voudras. Diva a eu ses croquettes ? s’inquiéta Caterina.

-          Ne vous occupez pas d’elle, elle va dormir dans mon odeur, et sa gamelle est pleine. J’ai légèrement ouvert la fenêtre pour qu’elle puisse respirer.

-          Va bene, fit Caterina.

-          Et bonne promenade !

Mais Romane n’alla pas très loin, retournant au Pausilippe, et elle descendit vers une plage pour aller mettre les pieds dans l’eau, respirant l’air du crépuscule. Elle se sentait tout simplement bien, chez elle. La France était si loin… Elle fit quelques pas en se tordant les chevilles, et finit par s’assoir, laissant la mer lécher ses pieds, ayant posé ses  sandales à côté d’elle. Elle ferma les yeux un instant, en essayant de se concentrer sur le moment présent. Mais après Naples, elle « remonterait » en France… Cette perspective ne lui plaisait guère. En effet, elle était devenue une obscure journaliste, plus que pigiste, certes, pas si mal rétribuée, mais  elle avait vécu des échecs aux concours de la fonction publique française. L’oral de celui pour devenir professeur de français, son rêve, s’était mal passé trois années de suite. Romane avait compris que, comme souvent, elle restait à l’écart, même quand elle faisait tant d’efforts pour ne pas y rester. De ce fait, elle considérait sa vie professionnelle comme un échec. Et c’était sans compter ses nombreuses déceptions sentimentales… Elle finissait par se dire qu’elle était falote, ce qui n’était guère flatteur, malgré les dénégations  de ses parents, qui la soutenaient. Là où elle excellait, c’était en tant que photographe, car elle avait l’œil, et était très réactive, à la beauté d’un paysage, d’un animal, à l’incongruité d’une situation, qu’elle immortalisait.  Mais à présent, elle était à Naples, la ville de ses ancêtres, là où  elle se ressourçait. Mais il n’y avait plus de « zia Chiara »… Romane eut quelques larmes furtives, en repensant à elle, aussi ne vit-elle pas l’eau se troubler, une tête aux cheveux bouclés apparaissant.

-          Madame ?

Romane sursauta, se reprit, eut un joli sourire pour celui qu’elle prit pour un baigneur.

-          Vous avez un très joli sourire, reprit l’autre.

-          C’est gentil, mais… qui êtes-vous ? demanda-t-elle en comprenant que le nouvel arrivant avait vu ses larmes, et elle voulut se lever.

-          Ne partez pas, de toute façon  je ne peux pas vous suivre sur terre.

Romane le regarda, interdite.

-          Que voulez-vous dire ?

-          Vous allez comprendre.

L’être avança dans l’eau, vers elle, posa ses mains sur le sable, et s’emballa dans sa queue de poisson. Romane, qui était en train de se lever, en tomba à la renverse.

-          Je m’appelle Triton, et mon père est Neptune lui-même. Savez-vous que vos pensées vont comme des ondes, dans la mer ?

-          N… non.

Romane n’en revenait pas.

-          Mais alors… ?

-          Nous vous avons entendue. Dès cet après-midi, en fait. Vous aussi, vous êtes un être de l’eau.

-          Ma foi… oui, j’y suis à l’aise.

Et Romane se pinça le bras, eut un petit « aïe » et regarda Triton.

-          Vous faites plus que d’y être à l’aise. En plus,  vous êtes de par ici. Typiquement napolitaine, ça se voit.

-          Ma mère est française. « De souche », comme on dit là-bas.

L’être marin et l’humaine partagèrent alors un regard de connivence.

-          Ce sont les gènes italiens qui s’expriment, représenta Triton, et j’en suis témoin. Vous n’avez pas envie de retourner en France.

-          Et pourtant, il le faudra bien.

Désormais, Romane était troublée. Elle soupira.

-          Vous ne venez pas souvent ?

-          Je n’étais pas venue en Italie depuis trois ans. La dernière fois, je devais aller à l’enterrement d’une personne qui m’était chère.

-          Zia Chiara.

-          Comment le savez-vous ?

-          Je vous l’ai dit. Dans  ma famille, nous percevons les pensées-ondes des humains, et à plus forte raison lorsque nous sommes du même monde. Ma mère a perçu ce qu’il y avait en vous, mais elle est si discrète, qu’elle a préféré m’envoyer, moi, Triton, plutôt que de venir elle-même.

-          Ah.

Romane était sidérée, se frotta les yeux, et Triton eut un petit rire.

-          Vous ne rêvez pas. nous pouvons vous faire un cadeau. Vous pouvez devenir immortelle, comme nous, par exemple.

-          Quoi, immortelle avec une queue de poisson ? Ça manque de perspectives… Je n’ai besoin de rien de tel. Il y a tant de choses à faire, par ici.

-          Vous pouvez être immortelle sur terre.

-          Et voir mourir tous ceux que j’aime ? Mes parents et mon chat ne sont pas éternels.

Triton se gratta la tête, perplexe.

-          Nous ne sommes pas du même monde, dut expliquer Romane. Certes, on dit que je suis une sirène, mais sur terre, nous sommes des humains et donc mortels. Vous autres, vous existez depuis la nuit des temps, et je vois que vous êtes encore vivants…

-          C’est vrai, dut reconnaître Triton. Dans ce cas, je peux vous proposer une seconde chance. Après tout, vous êtes à un âge charnière, je crois.

-          Que voulez-vous dire ?

La queue de Triton se déroula, tandis qu’il réfléchissait en se grattant encore la tête.

-          Un instant.

Il battit l’eau de sa queue, et disparut puis sortit rapidement la tête de l’onde marine en murmurant un simple « merci maman ».

-          Je sais, dit-il alors à Romane. Je perçois mieux vos ondes en me mettant sous l’eau… et je constate que vous manquez de confiance en vous.

-          Ma parole, c’est vrai ! s’exclama Romane, toujours sidérée. Sauf peut-être dans l’eau…

-          Vous auriez fait une jolie sirène, mais si vous ne le voulez pas… Je vous offre de la confiance en vous, et la force de réaliser vos désirs, dans ce cas. Croyez-moi, cela vous changera la vie.

Les yeux sombres de Romane se mirent à pétiller.

-          Si les dieux sont avec moi… Voilà un beau cadeau ! C’est mieux que le dieu qu’on nous propose depuis plus de deux millénaires, et au nom duquel on s’entretue encore !

Triton cligna de l’œil, ravi de voir Romane changer ainsi.

-          Vous êtes d’accord ?

-          Eh bien… oui.

-          Alors venez mettre les pieds dans l’eau, près de moi.

Tout à coup, Romane se sentit intimidée, mais obéit. Elle entra dans l’eau jusqu’à  mi-jambe, et Triton lui demanda de tendre la main vers lui. Cela fait, il se souleva légèrement, saisit sa main, la baisa puis la lâcha. Une conque apparut dans sa propre main, et il en joua, lui souhaita la bienvenue, et ajouta :

-          A chaque fois que vous serez dans l’eau, même dans votre bain, moi ou quelqu’un de ma famille viendra vous soutenir. Ayez confiance en vous, en nous, et tout se passera bien.

-          Merci, fit Romane, émue, puis elle le vit disparaître dans les flots, à grands coups de queue.

Elle resta ainsi, rêveuse, le regard perdu vers l’horizon, pendant un petit moment, puis sortit de l’eau, remit ses sandales et retourna à l’hôtel. Elle entendit Caterina ronfler, en se couchant, et se dit qu’elle avait dû empêcher sa sœur de dormir, mais le silence régnait tout de même alors elle s’endormit, Diva sous le drap, tout contre elle. Et elle rêva d’eau…

-          Que t’arrive-t-il, ce matin ? s’étonna Nina au moment du petit déjeuner. Tu as l’air transfiguré !

Mais Romane se gratta la tête, étonnée, se demandant encore si elle avait réellement rencontré Triton, ou si elle avait rêvé.

-          Ah ? Je ne sais pas… éluda-t-elle. Cette nuit, j’ai rêvé de sirènes…

-          La natation synchronisée y est peut-être pour quelque chose, crut comprendre Nina.

-          Oui... peut-être.

-          Tu n’es peut-être pas encore tout à fait réveillée, fit Caterina quant à elle.

-          Non, je t’assure, elle est transfigurée ! Nous nous connaissons depuis quarante ans, et j’ai rarement vu Romane comme ça !

Cette dernière était un peu gênée, mit le nez dans la mousse de son cappuccino, ce qui lui donna des taches de lait sur les commissures des lèvres. Les deux sœurs se mirent  à rire, et Romane sourit.

-          Romane, à ton âge ! fit Caterina, et elles éclatèrent de rire.

-          Comme ma Diva quand elle met le nez dans la crème ! Cette coquine !

A force de bourrades, de plaisanteries, Romane put parvenir à ne rien dire de son aventure de la veille. Ce jour-là, elles allèrent à Capri, tout en se racontant de belles histoires, virent même la Grotte bleue, Caterina y tenait, et elle mangea aussi sa caprese. Elle appela son mari depuis le restaurant, « devine d’où je t’appelle ! » Et elle raccrocha en riant.

-          Giacomo a râlé qu’il n’était pas avec moi !

-          Moi, j’appellerai le mien ce soir, depuis l’hôtel.

-          La mienne m’y attend, qui sait où je la trouverai en train de dormir…

Et Romane ne se trompait pas. Mais avant de quitter l’île, elles se baignèrent sur une plage paradisiaque, et là, Romane l’entendit, la voix de Neptune : « Bonjour Romane, je sais que tu es là… » Elle ne put formuler son propre bonjour qu’en pensée, mais cela lui suffit. « Ne parle de moi, Neptune, qu’à des personnes de confiance, si vraiment tu y tiens. Mais tu es maligne… » Neptune perçut même le sourire de Romane, sous l’eau, alors qu’elle fonçait vers Nina pour jouer. Elle sentit le goût du sel sur ses lèvres. Nina « coula », et réapparut sous les rires de sa sœur et de son amie.

-          Qui a fait ça ? !

-          Neptune ! répondit Romane.

-          Hein, quoi ? fit Caterina sans comprendre.

-          Le dieu de la mer, lui répondit Nina. Ça ira pour cette fois, c’est donc Romane qui a fait le coup !!

En rentrant à Naples, elles étaient vannées, mais contentes. Elles firent encore un petit tour, au hasard, dans les petites rues napolitaines, tombèrent sur un restaurant où elles se régalèrent de fritures diverses. La nuit suivante, elles dormirent encore bien, même avec le léger ronflement de Caterina, et Romane avait son chat qui ronronnait contre elle…

Elles firent le musée archéologique le lendemain, enchantées toutes les trois de ce qu’elles voyaient.

-          Nous vivons vraiment dans un beau pays, déclara Caterina en en sortant. J’ai envie de retourner ici avec Giacomo…

-          J’ai une idée, moi… Je voudrais faire des photos, avec mon appareil, et pas seulement de mon chat... On pourrait prendre votre voiture, et faire un tour de Naples ainsi, entre le Castel dell’Ovo, la cathédrale, le Castel Nuovo…

-          Alors il faut y passer l’après-midi, conclut Nina. Si on se contente d’une pizza al taglio[2] à midi, ça peut se faire. Qu’en penses-tu, Caterina ?

-          C’est une bonne idée, et je saurai quoi faire avec Giacomo...

Caterina et Romane se regardèrent.

-          Oui, nous repartons dès demain… regrettait déjà Romane.

-          L’après-midi, précisa Nina.

-          D’accord. J’accepte ton idée, Romane. Et tu seras la bienvenue chez moi, après. N’est-ce pas, petite sœur ? ! Après tout, il nous restera une matinée…

-          Pour faire les boutiques ! lança Romane, et Nina approuva.

Elles firent donc ainsi, puis repartirent vers le nord, direction Gênes. Ce fut fait dès qu’elles le purent, après le repas de midi, pour être à Gênes le soir, où Caterina vivait, et celle-ci retrouva son mari, qui avait préparé un bon repas pour sa femme, sa belle-sœur et leur amie. Diva le charma, accepta quelques croquettes malgré la chaleur. Romane s’occupa d’elle, partagea le convertible du salon avec Nina et son chat. Et elles rirent encore beaucoup…

Nina reprit le volant le lendemain, mais cette fois elle était seule à conduire, jusqu’à Sète.

-          Merci, c’était un beau cadeau d’anniversaire ! lui dit Romane.

-          Je l’ai fait avec plaisir, et ma sœur aussi. Je crois qu’elle a découvert quelque chose, surtout à Naples…

-          Moi aussi, souffla Romane en pensant à Triton.

-          Ah bon ?

-          Je t’en parlerai peut-être plus tard. De toute façon, j’aime ces retours en enfance. On a joué comme des gamines, dans la Méditerranée…

-          C’est vrai ! fit Nina en riant. Et tu n’étais pas la dernière, espèce de filoute !

-          Et Diva n’a rien vu…

Elles éclatèrent de rire mais le chat, qui dormait sur les genoux de sa maîtresse, réagit à peine.

-          Fais attention quand même, avec le levier de vitesses… Tu ne m’entends pas, à l’arrière ?

-          Si, mais à condition d’éteindre la radio.

-          De toute façon, on s’en lasse, de ces stations qui passent toujours la même chose… Ou alors, il faut mettre de la musique classique.

-          Je n’ai rien contre, fit Romane. J’aime toutes les musiques, mais j’ai un faible pour les vraies percussions… Alors moi, les boîtes à rythme…

-          Oui, contrairement à ma sœur !

Et elles se mirent à parler musique, arrivèrent à Sète dans la bonne humeur, même si c’était long, pour Nina. Chacune retrouva son appartement, mais Romane n’avait rien dit à propos de Triton, attendant de voir.

Elle reprit le travail peu après, et constata qu’elle était beaucoup plus sûre d’elle,  à son affaire. Et ses collègues le remarquèrent. Romane leur répondit qu’elle avait fait un retour aux sources pendant ses vacances, ce qui lui donnait envie de montrer ce qu’elle avait dans le ventre. Son rédacteur en chef fut étonné aussi, et Romane lui montra quelques photos qu’elle avait faites avec son appareil-photo de pro, en Italie et en France. Romane connaissait bien le coin, sa mère étant montpelliéraine, et elle-même aimait beaucoup cette région, presqu’autant que l’Italie, Naples. Aussi, un jour qu’elle avait fait merveille au travail, le rédacteur en chef l’invita au restaurant, pour la féliciter.

-          Je ne vous avais jamais vue ainsi ! s’enflamma-t-il. Depuis toutes ces années, c’est la première fois que je vous vois prendre les devants à ce point !

-          Les rédac’chefs ont des ciseaux à la place des mains, ça calme ! plaisanta Romane, et son interlocuteur rit bien volontiers.

-          Mais vous écrivez très bien, et j’apprécie vos photos, vous avez l’œil….

-          Je mets les plus belles sur Instagram, si ça vous intéresse. Et j’ai un chat très photogénique.

-          Et moi qui vous voyais si effacée…

-          Il serait temps que je prenne de l’assurance, non ? reprit Romane. C’est juste que ce n’est pas le métier auquel je tendais au départ. Mais j’utilise mes compétences en français autrement, et je ne m’en trouve pas si mal.

-          Au contraire ! Depuis un mois, je vois une lueur dans vos yeux…

-          Il faut croire que les étoiles sont enfin alignées, monsieur Lefauconnier…

-          Et vous me donnerez les coordonnées de votre compte Instagram ?

-          Ma foi, pourquoi pas. J’y ai mis des photos de mes vacances en Italie, avec ma meilleure amie et sa sœur…

-          Ah, oui, Dallo, c’est italien…

-          Dallo, fit Romane en plaçant l’accent sur le a, et en faisant bien entendre la double consonne, et son interlocuteur sourit.

Ce soir-là, Romane se fit couler un bain, et y resta longtemps, pour parler avec Triton. Il lui dit de proposer des photoreportages sur la Méditerranée, ou plus spécifiquement sur l’Italie. Romane pensait aussi à Georges Brassens, le Sétois le plus renommé. En sortant de son bain, elle fourmillait de projets, comme souvent. Et à présent, elle notait ce qui ressortait de ces conversations aquatiques. L’arrière-saison était encore belle, elle allait se baigner dans la mer, s’y délectait. Elle y entendait la musique marine, le soutien de Neptune et de sa femme Amphitrite, qui lui soufflaient quoi faire, à ces moments-là Romane pouvait leur poser directement ses questions. Lors du dernier bain de la saison, vers la mi-octobre,  Romane demanda si tout était bien engagé pour elle.

-          Mais bien sûr ! Et j’y tiens, lui répondit Amphitrite en oubliant sa timidité. Continue d’aller à la plage, et de mettre les pieds dans l’eau, ça te fera du bien aussi.

Romane voulut le faire, mais très vite, il tomba, comme souvent à cette période de l’année, des trombes d’eau, sans discontinuer. Elle dut faire le tri dans sa cave, plus basse que le niveau de la mer, qui avait été inondée avec tout le sous-sol de son immeuble. C’est ainsi qu’elle se heurta à un voisin inconnu, qui râlait que rien n’était fait pour éviter ce problème.

-          Moi, lui dit Romane, dès le début septembre, je récupère, ici, tout ce qui peut prendre l’eau. Dans le fond, c’est sain, ça m’oblige à ne pas accumuler toutes mes affaires. Même si je suis tête en l’air…

En effet, elle tenait piteusement un petit meuble à CD devenu inutilisable dans une main, un coussin pourri dans l’autre. Elle regarda ce dernier, et ajouta :

-          C’était le coussin préféré de mon chat…

-          Mais qu’est-ce qu’il fait sombre, ici ! reprit l’autre, contrarié.

-          Oui, je ne vous vois pas bien, la minuterie marche mal... Vous êtes nouveau dans l’immeuble ?

-          Oui, enfin je suis arrivé ici il y a six mois… J’ai fait la bêtise de mettre mes bottes dans ma cave…

-          Je m’appelle Romane Dallo, et vous ?

-          Hervé Beaumont, je suis au numéro 67 de l’immeuble. De l’autre côté.

-          Ah, oui. Je suis au 65.

Romane avait les mains mouillées, les cheveux en désordre, mais souriait. Dans l’obscurité, elle devina Hervé, à sa carrure.

-          Votre femme devrait descendre à votre place.

-          Non, je suis divorcé, et je manque de conseils féminins… avoua son interlocuteur.

-          Présente ! Suivez-moi.

Hervé ne put s’empêcher de pouffer, en entendant cela, et ferma le cadenas de sa cave, quelques mètres plus loin. Une femme aussi directe l’amusait, alors il la suivit. Dans l’ascenseur, il s’aperçut qu’elle était  avenante, et posa une main sur sa bouche pour ne pas jurer.

-          Ça va ? demanda Romane.

-          Ou… oui.

Ils eurent le temps de se détailler, jusqu’au sixième étage, où vivaient Romane et Diva. Cette dernière acheva de conquérir Hervé, tandis que sa maîtresse préparait un chocolat au lait dans les règles de l’art. Hervé la remercia, et ajouta :

-          C’est une bonne idée, ça fait du bien !

-          Je fais toujours ça, quand je me prends la pluie, et ici, elle tombe fort ! Vous êtes du coin ?

-          Pas exactement… plutôt du côté de Narbonne.

-          Ce n’est pas très loin.

La conversation s’engagea, et Hervé resta une heure… Romane souriait : c’était l’eau de l’épisode cévenol, pour elle, qui lui avait amené l’amour avec ce râleur qu’elle avait vite amadoué… Elle le trouvait beau, bien qu’il soit déjà à moitié chauve et avec ses lunettes mal choisies, jurant avec une chemise propre, belle, mais mal repassée… Leur relation commença chez Hervé, où Romane fit le ménage et le repassage, puis elle lui disait de venir chez elle et lui préparait de bons petits plats… Si bien qu’à Noël, ils étaient ensemble. De ce fait-là, Hervé fut admis chez les Dallo, avec un pull neuf pour l’occasion. Nina, à la nouvelle année, n’en revenait pas, alors Romane lui dévoila son secret.

-          Et c’est comme ça, conclut-elle, que mon rédac ‘chef veut me faire monter en grade...

-          C’est super !

-          Oui, car la paye suivra...

-          Donc tu ne veux plus être prof de français ? Ce serait l’occasion rêvée…

-          Je sais, mais non. J’ai d’autres idées. Prendre des bains m’en donne plein !

Cela les fit rire toutes les deux.

-          Et Hervé a des enfants ?

-          Oui, deux, un fils et une fille, mais ils sont grands, vingt-trois et vingt-et-un ans. Je les ai rencontrés la semaine dernière, et le courant est très bien passé. Ils m’ont même fait rire, en parlant de leur « vieux râleur de père », c’est l’expression qu’ils ont employée !

Les deux amies rirent encore.

-          Ah, sacrée Romane !

Mais en effet, Romane fut heureuse avec Hervé, monta en grade et prit goût à ses nouvelles fonctions. Si bien que quelques années plus tard, elle put enfin concrétiser un rêve qu’elle avait conçu avec Triton dans sa baignoire : monter son propre journal, celui qu’elle rêvait de lire. Hervé connaissait lui aussi le secret de Romane, avec qui il s’était pacsé pour acheter une maison. Elle avait ainsi sa chambre noire pour ses photos, et lui-même voulait pouvoir recevoir enfants et petits-enfants. L’œil, la revue de Romane, finit par bien marcher mais, quinze ans après sa première parution, Romane déclara un cancer, et dut quitter son poste pour se soigner, se sentant malgré tout proche de la fin. Hervé, désormais tout à fait chauve, était fou.

-          Fais tout, tout pour t’en sortir ! Sans toi, je…

Romane le fit taire en posant un doigt sur sa bouche à lui, voulut le rassurer.

-          Non ! Va demander l’immortalité à Neptune !

-          J’ai refusé il y a vingt ans.

-          Si ! Je te fais couler un bain !

Cela fit sourire Romane.

-          Le moment n’est pas encore venu.

Bien entendu, elle faisait tout pour essayer de guérir, mais elle se doutait bien qu’elle serait emportée par ce cancer, parmi ceux qui ne pardonnent pas. De toute façon, elle prit des bains jusqu’à  la fin de sa vie. A la veille de retourner à l’hôpital, elle en prit un, et Triton, cette fois, apparut en chair et en os, s’assit sur le bord de la baignoire.

-          Il te reste quelques, heures, si tu veux devenir immortelle.

Mais Romane n’en pouvait plus, et refusa une nouvelle fois.

-          Romane, fit la voix douce de Triton.

-          Non. Tant pis. J’ai vécu comme une mortelle, tout ce que je veux, ce sont les bras de mon homme avant de disparaître.

-          Il ne s’en remettra jamais. Pas même un sursis ?

-          Ce sera pareil. Non.

-          Ça me fait mal pour toi, déclara Triton, le cœur serré.

-          Ecoute, je suis retournée à Naples plusieurs fois avec Hervé, il a appris l’italien, et j’ai eu une fin de vie heureuse. Je n’en demande pas plus.

-          A ta guise. A bientôt, petite sœur.

Le lendemain, Hervé emmena Romane à l’hôpital. Elle était si faible, tout à coup, qu’il devait la soutenir, et on l’allongea sur un lit. Elle articula qu’elle allait partir, et échangea un dernier regard, apaisé, avec Hervé, qui la serrait dans ses bras, avant de fermer définitivement les yeux.

Elle avait demandé à être incinérée, pour qu’on puisse disperser ses cendres dans la mer, à Naples.

-          Hervé ! Mais que fais-tu là ?! s’exclama la nouvelle sirène.

-          J’ai sauté… Tu vois, tu croyais que tu ne voulais pas l’immortalité. Tu vas voir, ce sera magnifique…

 

© Claire M, 2022



[1] Autrement dit une salade tomates-mozzarella-basilic

[2] Part de pizza que les Italiens mangent sur le pouce

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l'imagination au pouvoir
  • Entrez donc dans l'un des royaumes de l'imagination, la mienne, où vous croiserez êtres fantastiques, âmes en peine, beaucoup de chats... Vous pourrez y trouver d'autres aventures, ou jouer avec moi, les mots... Le continent des lettres est si vaste !
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